Vendredi 29 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE
Dimanche, 27 Septembre 2020

gc27ph

Ginés et les autres...

Je n’ai jamais vraiment aimé la tauromachie à cheval.

Peut-être parce que j’ai toujours été effrayé de l’affrontement de deux animaux. Enfant, les bagarres de chats de gouttière me terrorisaient. Adolescent, j’évitais de passer devant les animaleries où la promiscuité de la cage rend furieux les cochons d’Inde. Aujourd’hui, les ménageries me font toujours horreur.

Je commençais à aller aux arènes à l’époque du faste grandiloquent des Peralta, de Lupi, d’Alvarito Domecq. Ils disaient une conception d’un monde de dentelle, de baisemain et de soie.

Pour moi, c’était le temps de ma première mobylette et dans la cour de l’immeuble HLM où nous habitions, une fois par semaine passait une marchante ambulante de volailles ; elle s’appelait Carmen, rêvait de pur-sang andalous, se voulait aristocrate et égorgeait les poulets devant nous.

Comme ça, tout naturellement.

Et puis je me rappelle du patio d’arrastre les jours de corrida quand toréait un caballero en plaza. Je caressais les mules dont j’aimais la tempérance et aussi les percherons caparaçonnés dont je savais la nécessité, mais jamais ne me laissais aller à une affection pour les bêtes aux membres trop fins.

Je trouvais inhumaine, presque vulgaire, cette esthétique d’athlète qui tend la peau, gonfle la veine, fait saillir le muscle en laissant deviner une violence sourde.

La jovialité de Joao Moura ne changea rien à mon sentiment. Son exubérance, son outrancière jeunesse, son éclectisme un rien baroque cachaient mal sa dureté de señorito en quête de reconnaissance sociale. Certains disaient qu’il était d’une brutalité inouïe aves ses montures. Une fois, à Séville, au début d’un tercio de farpas, je remarquai son éperon droit déjà rouge de sang.

Beaucoup des toros qu’il éleva sortirent criminels.

Seul, Vidrié me fit douter. Avec lui, la chose prenait un sens. A cheval, il m’évoquait Don Juan charmant Zerlina dans l’allégresse d’une fête campagnarde, même si la séduction naissait le plus souvent de ce dépouillement du geste, de son  absence d’affectation, de cette rectitude du projet et de sa lumineuse efficacité. Mais, Manuel le cavalier ne me fit jamais oublier l’abandon d’une main gauche.

Acculés, bannis, embusqués dans les maquis de la Crau, de la Camargue ou de la Vistrenque, les Français portaient le fer de la révolution des exclus. Ils se battaient comme des uhlans. Jacques Bonnier était Saint-Just, Luc Jalabert était Talleyrand, Gérald Pellen, Corto Maltese et le pétulant Albert Chapelle, Ribouldingue.

Ceux-là et quelques autres demeureront dans le respect que je porterai toujours à ceux qui luttent.

De Bohrquez, je garde seulement le souvenir d’un tentadero  où il essayait des chevaux neufs en privé à «Fuente Rey», sa propriété ganadera à côté de Medina Sidonia. Outre lui, nous étions quatre et le mayoral nous fit découvrir le campo. Puis, autour de la piscine, un maître d’hôtel en gants blancs nous servit du jabugo, du manchego et de la pastèque arrosés de vin de Jerez. Sous un parasol, assis  dans un fauteuil  blanc, le sombrero cordobés sur l’œil, don Fermn téléphonait au Mexique et discutait avec son interlocuteur lointain des spéculations boursières qu’offrait le marché américain. Nous étions au début des années quatre-vingt et me rappelai que le socialisme s’était installé en Espagne.

A Arles, un dimanche matin de Pâques, je vis Javier Buendía. Ce jour-là, il me surprit par son rejoneo de guerre qui le faisait aller au toro  comme un fantassin à l’assaut de la tranchée. Pour tuer. Cette détermination brute et simple à occire qui posait le fondement même de la tauromachie aurait pu être incantatoire si elle avait été accompagnée du dépouillement qu’une telle ascèse exige.

Mais les sirènes de l’esthétisme clinquant lui prenaient vite le pas et transformaient en une  cérémonie vaudou ce qui devait rester un rite jésuite.

Aussi, je l’abandonnai.

Puis vint la horde, la déferlante, l’envahissement. Les fils remplaçaient les pères, les cousins mangeaient la laine sur le dos des neveux ; tout valait tout et tout ne valait rien. Les arènes se remplissaient, les médias éructaient, les flashes des appareils photo crépitaient. Antonio Correas, caballero gitan, pontife de l’élégance équestre et prince du Romancero, ne daigna pas considérer ce tremblement de terre.   La vague le submergea.

Un quinze août à Béziers, Ángel Peralta remontait seul l’avenue Saint Saens, personne ne le reconnaissait… Deux jours plus tard à Dax, à cinq minutes du paseo, Álvaro Domecq attendait toujours une entrée qu’on lui avait promise.

Alors, il y eut Ginés.

Un ami homosexuel l’appelait Ginette Carthagène ; il disait que ce nom de strip-teaseuse lui allait bien et c’est vrai qu’il était un tant soit peu racoleur le gazier. Plus que monter à cheval, il caracolait ; plus que toréer, il virevoltait ; plus que toréer, il s’offrait. Il ruait à la face de l’univers bigarrant l’aficion de paillettes et de strass ; il se moquait de la règle, brisait les tabous du genre, inventait l’école de la dérision. A le voir l’orthodoxe de la demi volte avait des cauchemars de ruades et l’écuyer de Saumur des peurs de collégien, mais Delacroix l’aurait passionnément aimé.

Ginés traversa la vie comme, une fois par siècle, une constellation barre l’horizon vert de la marisma en tuant des centaines de toros.

La légende s’arrêta net au bord d’une autoroute près de Navalcarnero. On dit que ce fut à cause d’une panne.

Je crois plutôt qu’à la lumière blafarde des phares à iode et des lampadaires au néon, le torero y cherchait une modernité dans l’âme des maletillas vagabonds...

Patrice Quiot

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