Jeudi 28 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE

ndlp28ph

Fedérico y Pastora, la Niña de los Peines...

 Comme  devrait être le toreo, le toreo puro…..

« ... C'était un jour où la chanteuse Pastora Pavón, la Niña de los Peines, sombre génie hispanique égale en puissance d'imagination à Goya ou à Rafael el Gallo, un jour qu’elle chantait dans une petite taverne de Cadix.   Elle jouait avec sa voix sombre, sa voix d'étain en fusion, sa voix couverte de mousse, elle l'enroulait de ses cheveux, la trempait dans la manzanilla ou la perdait dans d'obscurs et lointains fouillis inextricables.   Mais c'était inutile, rien, les auditeurs restaient muets.

Il y avait là Ignacio Espleta, beau comme une tortue romaine, à qui l'on demanda un jour "Comment est-il possible que tu ne travailles pas ?" et lui, avec un sourire digne d’Argantonio, de répondre : "Comment pourrais-je travailler, moi, qui suis de Cadix ?".  

Il y avait là Elvira l'ardente, aristocratique prostituée de Séville, descendante directe de Soledad Vargas, qui en 30 refusa de se marier avec un Rothschild parce qu'il n'égalait pas son sang. Il y avait là les Florida, que les gens croient bouchers, mais qui sont en réalité les grands prêtres millénaires qui continuent de sacrifier des taureaux de Géryon, et, dans un recoin l'imposant éleveur don Pablo Murube, avec son apparence de masque crétois.

Pastora Pavón finit de chanter au milieu du silence. Seul, sarcastique, un tout petit homme, de ces petits hommes dansants qui jaillissent soudain des bouteilles d'eau de vie, dit d'une voix très basse : "Viva Paris !". Comme s'il disait : "Ici on n'a que faire de l'habileté, de la technique, de la maestría, ce qui nous importe, c'est autre chose."  

Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, brisée comme une pleureuse médiévale, elle but d'un trait un grand verre d'eau de vie, de feu anisé de Cazalla, puis s'étant rassise se remit à chanter, sans voix, sans souffle, sans modèles, la gorge embrasée, mais... avec duende. Elle était parvenue à tuer l'échafaudage de la chanson, pour laisser passer un duende furieux et dominateur, ami des vents chargés de sable, qui poussa le public à déchirer ses vêtements, au même rythme presque que celui des nègres antillais du rite Lucumi massés devant une image de Sainte Barbe.

La Niña de los Peines se dût de déchirer sa voix car elle savait que l'écoutaient des gens raffinés qui ne demandaient pas des apparences, mais la moelle des apparences, une musique pure à l'enveloppe si ténue qu'elle peut demeurer suspendue dans l'air. Elle dût se dépouiller de son habileté et de ce qui assurait sa sécurité ; autrement dit, elle dût chasser sa muse et s'exposer, fragilisée, afin que son duende se présente et daigne lutter sans retenue. Quel chant !  

Sa voix ne jouait plus, sa voix coulait comme un flot de sang anobli par la douleur et par la sincérité qui la poussa à s'ouvrir comme une main de dix doigts projetée par les pieds cloués, torturés, d'un Christ de Juan de Juni… ».

PS : « Jeu et théorie du duende » est une conférence que Fedérico García Lorca a donnée dans les années 1933-1934 à la Havane, à Buenos Aires et à Montevideo.

Patrice Quiot