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DIVAGATIONS DE PATRICE
Vendredi, 23 Octobre 2020

pq22ph

Las pijotas de la Regla (1)...

«  Je vois le bout, mais j’espère qu’il m’en restera quelques-uns à marquer » Aimé Gallon - Novembre 2006...

L’avion atterrit à l’aéroport de Jerez-La Parra.

Il était 9h40.

Dimitri Muller avait la tête encore lourde de la soirée de la veille partagée avec des hooligans allemands qui avaient abusé de ses économies en l’entraînant dans de sordides bars à bières tenus par des immigrés slovaques. Tard, en rentrant à son hôtel, il avait vomi et encore  pensé à elle.

Il faisait à peine beau, presque le même temps que la première fois, il y avait vingt ans. Dimitri sentit ce picotement à l’endroit où une fine cicatrice lui barrait le sternum. Il observait en marchant vers l’aérogare les palmiers qui bordaient le bout du tarmac.

Il se prit à chantonner :

« Ton pantalon est décousu ;

Si ça continue on pourra voir tes fesses ;

Ton pantalon est décousu ;

Si ça continue on pourra voir ton cul ».

Tout avait commencé  par cette rengaine.

Dimitri Muller avait alors huit ans et depuis qu’il avait vu «  Crin Blanc » au patronage, la cour de récréation de l’école communale de Sarreguemines lui semblait trop étroite.

Car Dimitri Muller rêvait.

Plutôt que de l’en dissuader, Mlle Schwartz, la vieille institutrice de Freybouse, l’avait encouragé à poursuivre dans cette voie poétique peu commune en pays mosellan. Ses copains de classe se moquaient de cette composante trop éloignée de ce qui fondait leurs valeurs et l’avaient pris en grippe. Le moindre prétexte était sujet à bagarres.

Dimitri Muller récupéra de la soute du Boeing son sac de sport avant de prendre le bus de la compagnie « Los Amarillos » qui l’emmènerait à Chipiona via Sanlúcar du Barrameda. Assis sur la banquette de skaï, il sortit le plan qu’il avait minutieusement tracé pour être bien certain de la retrouver.

Il sentait plus fort le picotement à l’endroit où une fine cicatrice lui barrait le sternum.

Le bus roulait sur le périphérique de Jerez, bordélique et merveilleux à la fois. Les magasins de meubles en acajou côtoyaient les succursales des marques de bagnoles rutilantes et les celliers de Terry, Osborne et González-Byass. Des vieilles en cheveux portant des enfants sur le porte-bagages de mobylettes rafistolées roulaient plein pot rigolant de la vie en narguant le danger d’une circulation  gitane.

Dimitri Muller songeait :

«Ton pantalon est décousu ;

Si ça continue on pourra voir tes fesses…. »

Ce matin-là, dans la cour de la communale, pour une mauvaise histoire de notoriété entre papas qui travaillaient « au jour » et papas qui travaillaient « au fond », il s’était fait rosser. Les vêtements en lambeaux avaient suscité les lazzis, mais Mlle Schwartz lui avait parlé de Rimbaud, des poings serrés dans les poches trouées, de l’absinthe verte et de la vie des trafiquants d’armes.

Après la classe, elle lui avait dit : «  Va à Farébersviller, au 22 rue de Cocheren, va voir un ami. Il t’apprendra ce que tu dois aimer. Va le voir. Il s’appelle Juan de Montalte, « El Pijota ».

L’image  de «  Crin Blanc » libre dans le soleil des roubines, les yeux bleus de la vieille institutrice, le ciel  rêvé d’Albaron, les mains fines de Mlle Schwartz qui tremblaient imperceptiblement, le mauvais goût du schnabo des rades de Rosbruck, des envies de sansouire ou de tamaris et  la chaleur du poêle en fonte décidèrent  Dimitri à le faire.

Le bus de la compagnie «  Los Amarillos » avait maintenant quitté Jerez.

A un embranchement, Dimitri nota d’un côté la direction de Séville par El Cuervo, El Torbiscal et Los Palacios, de l’autre celle de Cádiz en passant par le Puerto.

C’est cette route là qu’il prendrait car c’est vers là-bas qu’il allait.

Dimitri Muller arriva pour la première fois chez Juan de Montalte, un après-midi d’avril 1986 vers les six heures et demie.

« El Pijota » habitait au deuxième étage d’un bloc. Il avait pour voisins des Italiens, un Polonais et des Marocains que des recruteurs serviles des Houillères du Bassin de Lorraine étaient allé chercher au pays au début des années soixante-dix. Pour seul ami, « El Pijota » avait un martinet qu’il avait soigné d’une aile cassée et qui vivait depuis dans un coin de son balcon.

Juan de Montalte était andalou. Il venait de Chipiona, village au bord de l’Atlantique où son père et son grand-père étaient pêcheurs.

Spécialistes de la capture du pijota, une sorte d’anchois allongé, ils portaient comme surnom le nom du poisson et leur fils et petit-fils portaient, bien entendu, le même.

Dans sa jeunesse, Juan de Montalte avait lui aussi fréquenté les ports de Chipiona et de Barbate, mais à vingt-cinq ans, il avait rencontré Antonio Garrido, un torero d’Aranda de Duero et avait consacré sa vie à le servir.

Antonio n’avait pas réussi dans les toros et s’était exilé en Amérique où il avait été condamné à mort pour un meurtre barbare.

Il avait été exécuté sur la chaise électrique du pénitencier de Miami le 30 août 1985 à 15h33 pm.

Le lendemain de l’exécution d’Antonio,  «El Pijota»  avait pris le train et quitté l’Espagne. Pour une raison inconnue, le dur s’était arrêté à Farébersviller et «El Pijota» y vivait depuis, ne conservant de ses origines que des souvenirs pieux et un reliquaire de la Vierge de la Regla, patronne de Chipiona, dont Juan de Montalte faisait partie de la Hermandad.

Dimitri Muller aima tout de suite « El Pijota ».

Il allait le voir tous les jours et restait des heures à l’écouter parler. Le soir en rentrant à Sarreguemines, il demandait à ses parents de lui préparer de la laitue avec de l’oignon qu’il arrosait d’huile d’olive. Avant de se coucher, il pensait à l’absinthe verte, aux trafiquants d’armes et, devant le miroir de l’armoire de sa chambre, Dimitri Muller dessinait des gestes amples de la main gauche.

Le bus de «  Los Amarillos » s’arrêta à 11h53 au coin de la rue Isaac Peral et de la calle Padre Lechugi de Chipiona.

Dimitri Muller consulta le plan qu’il avait rangé contre sa poitrine. Il sentait encore plus fort le picotement à l’endroit où une fine cicatrice lui barrait le sternum.

Dimitri connaissait Juan de Montalte depuis un peu plus d’un an et en savait déjà beaucoup sur les mœurs des poissons et les secrets des toros quand, un soir d’août, « El Pijota » lui dit : « Si vous en êtes d’accord, je souhaiterais vous emmener à Chipiona pour y être le huit septembre. C’est la date du pèlerinage de la Vierge de Regla et je crois que vous êtes maintenant à même de tout comprendre.

Ne prenez pas beaucoup de vêtements, nous voyagerons comme les hobboes de Jack Kerouac et les maletillas aux yeux verts. »

Ils partirent tous les deux dans la brume matinale des cheminées de Carling. Ils passèrent leur première nuit au bord de la Sarre près de l’endroit où elle naît. Puis, au bon gré des camionneurs ou au bon vouloir des serre-freins, ils atteignirent Dijon, Lyon, Montélimar et enfin le Sud.

Ils s’arrêtèrent à Nîmes pour saluer un ami boiteux que « El Pijota » avait rencontré au début des années soixante et dix dans une infâme pension de Salamanque.

Ils parlèrent toute la nuit au fond d’un petit jardin.

A l’aube, ils étaient repartis….

(A suivre demain.)

Patrice Quiot