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DIVAGATIONS DE PATRICE
Samedi, 07 Novembre 2020

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Jesulín de Ubrique, raider et martyr (1)...

(« Duende »1996/ Archives)

Le personnage public assure à chaque passage un tabac garanti à l’audimat des chaines publiques et privées espagnoles, fait la première de couverture des hebdos français à grand tirage, défraye la chronique professionnelle par ses coups de gueule et quelquefois par ses coups de poing.

Le torero torée plus de cent vingt corridas par an, pulvérise tous les records jusque-là établis, coupe à foison oreilles et queues, tue avec élégance les Victorinos, met le feu à Pampelune.

Quand il parle de son métier, Jesulín de Ubrique dit : « Il y a moi, puis moi, un vide, moi encore puis les autres ». Quand il s’instaure organisateur de spectacles, il veut une corrida qu’il réserve aux seules femmes ; quand il se fait faire un nouveau costume, il le choisit jaune ou agrémenté de cercueils  et il peut même grimper à califourchon sur le dos d’un toro.

Bourdonnant comme un frelon, piquant comme une guêpe, associant le grandiose à la pantalonnade, virevoltant du haut de ses vingt-deux ans, adulé, critiqué, millionnaire, Jesulín dérange, Jesulín séduit, Jesulín agace.

Les caciques de l’aficion lui reprochent sa tauromachie lunaire, ses lubies tropicales, ses ruptures de ban avec les fondamentaux de la règle.

Les intellectuels en la matière perdent avec lui la grammaire de leurs repères bibliographiques, s’embrouillent dans la syntaxe de leur esthétisme de porcelaine, mélangent leur lexique châtié et confondent l’homme et le torero.   En fait, les uns comme les autres admonestent  Jesulín de Ubrique  pour son absence de détachement, son refus de coupure avec le quotidien, son manque de distance  avec la vraie vie, critères qui, selon eux fondent le mythe du torero.

Car, à leurs yeux, hors de son époque, sorte de prêtre officiant dans un halo de soleil et de paillettes, le torero doit rester un pur effet de style au langage référencé dans un code de passes plus exclusif qu’un catalogue de chez Hermès.

Pendant des lustres, le mythe du torero s’est façonné à la forge de cette logique de l’exclusion : Un peu comme l’écrivain, le peintre, le musicien ou le poète, l’homme habillé de lumières n’a existé socialement que par la reconnaissance que lui accordaient ses fidèles et ne vivait symboliquement que de la mendicité qu’il recueillait en se donnant à voir, à lire ou à écouter.

Son contact avec le quotidien, sa prise avec le réel n’étaient considérés par ces hiérarques que comme des anecdotes indignes d’une vie qu’ils n’imaginaient pas consacrée à ces misérables indulgences.

Fétichisée, momifiée, au-dessus de ceux qui, les mains dans le cambouis affrontaient la réalité sociale, la représentation de l’artiste et du torero en particulier ne servait en fait que les tenants d’un ordre qui hiérarchisait les valeurs humaines.

Il est certain que dans cette acception de la tauromachie, Jesulín ne peut qu’être condamné, lui qui dit trop l’intempérance de la jeunesse, lui qui caractérise trop l’Espagne en quête de modernité, lui qui, malgré son parfum capiteux sent trop encore l’Andalousie et ses trente pour cent de chômeurs.

Loin de Chamaco dont l’éducation et la parentèle ont arrondi les angles, différent de Litri qui joue dans la cour des blousons dorés, Jesulín de Ubrique s’inscrit dans la typologie du raider.   Pas de prédilection particulière pour telle ou telle place ; il sera tout de suite aussi à l’aise au Wall Street de Séville ou au Lloyd’s de Dax qu’au bureau de change d’Estepona ou à celui de Beaucaire.

Pour lui, une arène est une bourse des valeurs, Madrid n’étant pas plus important que Calahorra et un Juan Pedro Domecq valant bien quatre María Luisa si on sait bien les vendre….

A suivre…..

Patrice Quiot