Vendredi 29 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE
Mardi, 17 Novembre 2020

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Coup de cœur 1994 / Álvaro Amores, le prédicant...

Quand cet été, j’allais à Collioure voir toréer Álvaro Amores, je ne savais rien de sa tauromachie si ce n’est ce qu’il m’en avait laissé deviner à l’occasion d’un festival à Mauguio et sur la vidéo de sa prestation face à un difficile toro de Yonnet à Barcelone en 1992.

Mais si à Mauguio j’avais seulement croisé une rage farouche embusquée derrière une mine enjouée, les images de Barcelone m’avaient donné envie de regarder de plus près un alanguissement du geste qui paradoxalement mâchait le toreo à pleines dents.

Comme si Amores voulait mettre de la délicatesse dans une grosse baston !

Collioure me confirma la chose quand ce 16 août, il s’avança par deux fois vers ce qui était son seul horizon.

Le visage lisse contredisait l’allure d’un soldat montant au front et avant même de toréer, Amores occupait déjà le ruedo, cet espace clos dont l’immensité rend ridicules ceux qui n’en maitrisent pas les limites.

Au centre de la piste, courte et noire, son ombre salua avec lui.       

Violent et pas assez piqué, son premier toro était laid ; couard et presque idiot, le deuxième laissait entrevoir les horizons de la folie animale. L’ordre normal des choses eût voulu que le torero fasse court dans cette chaleur lourde qui donnait au public la force des pêcheurs de Barbate, mais je ne crois pas que ce fut cela qui décida Amores à célébrer ce qui devint une messe noire.

Pénétré, il invoqua tout près de lui les démons afin de pouvoir s’en défaire et les renvoyer à leurs furies ; dans cette liturgie d’approche, le corps du torero était celui d’un géant, sa voix celle d’un enfant et chaque passe une zébrure d’éclair.

La ferveur de l’affrontement était la raison même de son existence ; Chaque passe devenait une oraison aux agnostiques, chaque abandon du corps une captive livrée aux barbaresques ; on ne savait plus où était la sainteté, le soleil devenait nuit, le sens n’existait plus, même quand après chaque séquence le prêtre souriait en reprenant son souffle.

C’était hallucinant.

Figé, la bouche ouverte comme pour une eucharistie, le public attendait une autre éructation.

Pendant ces intervalles d’apaisement, Amores parlait doucement au toro, certain que pour dompter cette bête aliénée, il importait de poursuivre ainsi  d’une manière tendre, mais sur un mode fou.

A nouveau, la muleta cisailla les charges mongoliennes et à nouveau le corps s’offrit paresseusement aux attouchements interdits ; sur cette frontière étroite où un guerrier peut facilement devenir un coquin, le prédicant officiait avec la loyauté d’un chevalier du Temple.   Il  christianisait le mécréant, catéchisait l’infidèle, le bénissait sans l’absoudre.

Avec les objets du culte, Amores se frayait une route ; quelquefois, par insolence, le démon lui rappelait encore son désir de mort, mais Álvaro savait que maintenant le sort avait été conjuré et que le maléfice s’éloignait.

Le toro se rendit et le matador comprit qu’il convenait d’en finir. Il le fit lentement, avec l’agilité d’un marabout égorgeant un coq.

L’oreille en main, il servit un tour de piste qui aurait pu être un tour du monde.

Rentrant de Collioure, je repensais à ce prédicant décalé et me souvenant des chapelles taurines dans lesquelles n’officient que des prélats moirés, je me disais que pour que la justice divine s’exerce, il conviendrait que cet apôtre barbare allume plus souvent dans ces cathédrales les cierges noirs de la rébellion.

16/08/1994 / Collioure/ 6 Frías Hmnos pour Gabriel de la Casa ; Álvaro Amores ; Manuel Mejía.

Patrice Quiot