Jeudi 28 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE
Samedi, 19 Décembre 2020

wood18ph

Cette année-là...

Cette année-là, le « Torrey Canyon » s'échouait sur des récifs proches de la Cornouaille britannique et laissait échapper une partie de ses 119.000 tonnes de pétrole brut ; cette année-là, des colonels grecs en lunettes noires prenaient le pouvoir, Charles De Gaulle lançait le « De l’Atlantique à l’Oural » et Valéry Giscard d’Estaing le « Oui… mais » ; cette année-là, Georges Séguy remplaçait Benoît Frachon au poste de secrétaire général de la CGT et la loi Neuwirth autorisait la fabrication et l'importation de contraceptifs.

Cette année-là, la Pentecôte nîmoise fêtait ses quinze ans et le dimanche y vinrent  Paco Camino, le Cordobés et Tinin avec les toros du Marquis de Domecq, tandis que le lundi ceux de Joaquín Buendía montrèrent que l'épidémie de fièvre aphteuse était  passée.

Cette année-là, le 9 juillet, le toro mécanique de Robert Blancou roula pour la dernière fois au Mont Margarot et l’après-midi aux arènes, Alain faisait sa présentation de novillero.

Cette année-là, Christian et Lucien toréaient les capéas de la Vistrenque ou de la Vaunage et partaient toréer dans le Nord avec le team d’Alfredo Martínez.

Cette année-là, en novembre 1967, j’avais à peine dix-huit ans et au Lycée Technique de la rue Dhuoda, l’Education Nationale m’offrait la possibilité de gagner officiellement quelques sous en m’attribuant un poste de  pion.

Cette année-là explosait la première bombe atomique chinoise et de violentes émeutes secouaient les quartiers noirs de Chicago ; cette année-là, la CIA faisait assassiner le « Che » ; cette année-là, Marcel Aubour gardait les buts de l’équipe de France de foot qui faisait match nul avec la Belgique le 28 octobre grâce à un but de Robert Herbin et Claude Darget présentait le Journal Télévisé.

Les corrales étaient au Bd Natoire, derrière les ponts, et pour les Vendanges, Puerta, Camino et Paquirri tuaient les toros de Germán Gervas.

Cette année-là, des femmes américaines lançaient le « Women’s Lib » et il  convenait de prêter crédit aux prédictions de ces gonzesses d’Outre Atlantique qui fumaient de gros pétards et dansaient à poil sous la pluie de Woodstock ; cette année-là, Christian Barnard transplantait un cœur à un polonais et Lauri Monzon, Serge Alméras, Maxime Ducasse étaient en barboteuse ; à Canohes, Richard Milian avait sept ans ; Patrick Varin, qui en avait onze, s’emmerdait grave à Lyon et n’avait pas encore rencontré Jean-Claude Biec.

Moi, pendant ce temps, je surveillais les internes de terminale m’assurant qu’ils mangeaient bien le rata infect du réfectoire et ne feintaient pas le dortoir pour aller se goinfrer chez la mère Lucette qui tenait un étal de friandises au square de La Couronne, avant de finir la soirée au «Lyon» dont la patronne, elle, tenait dit-on une maison close rue de l’Etoile ; le matin, je partais à Montpellier mais revenais vite le soir à Nîmes où Antonio Ordóñez en 1961 et Le Cordobés en 1964 avaient bouleversé ma vie.Les dimanches d’hiver, mon père, mon frère et moi allions à Jean Bouin au bout de la rue Pitot prolongée applaudir le Nîmes Olympique où jouaient Landi, Mézy, Kabyle...

Cette année-là, je découvrais « Las Ventas » et voyais « El Viti », Tinín et Bejarano tuer les Galache le 20 juin et « El Pireo », Tinín et Paquirri devant les Bohórquez le 21.

Cette année-là,  André Pieyre de Mandiargues coupait une grosse oreille à Paris avec « Goncourt », Miguel Ángel Asturias triomphait à Stockholm avec « Nobel » et Nîmes Olympique terminait la saison de L2 deuxième derrière Bastia.

Au 23 ter Bd Talabot, je lisais en écoutant indifféremment Mozart, les « Beatles », Verdi, les « Doors » ou Jimmy Hendricks. Souvent aussi, j’allais traîner dans les bars du Bd Victor Hugo, de la Placette ou au « Prolé », à la rue Jean Reboul ; j’y rencontrais de tout et de rien, des clochards et des voyous, des riches et des pauvres, de la connerie et du talent, de vrais et de faux artistes, de vrais et de faux militants, apprenant ainsi à l’insu de mes pauvres parents la philosophie de la vie et la dialectique des discours de comptoir.

L’été, je partais en Espagne avec mes copains, les premiers toreros français. Nous dormions dans des pensions sordides et mangions des pois chiches dans des bouges. A Barcelone, nous côtoyions les travelos de la calle del Robador, à Madrid, sur la plaza Santa Ana, des mendiants infirmes rescapés de la guerre civile et des nains dignes de Goya, dans le campo de Jerez ou de Medina Sidonia, la misère des paysans andalous et l’opulence des grands propriétaires terriens, tenants du régime franquiste.

Mais on s’en moquait; nos rêves étaient ailleurs.

Cette année-là, à Séville où je n’avais pas les sous pour aller, Ordóñez était immense devant les Benítez Cubero et deux jours après, encore plus immense devant les Urquijo ; en octobre, à Ronda, avec Miguelín et Teruel, les trois compères coupaient douze oreilles et trois queues aux Carlos Nuñez.

André Viard avait douze ans, « Zocato » quatorze, Joël Jacobi seize, Jean-Louis Lopez vingt-trois et Jacques Durand vingt-six.

Cette année-là, la mort de Martine Carol et celle de Konrad Adenauer me laissèrent indifférent ; celle de Jane Mansfield aussi, bien que sa poitrine plantureuse me fascinât. Cette année-là disparut John Coltrane dont j’entends encore la tonalité du saxophone ; cette année-là, j’appris le décès de Magritte en sortant du « Vox » où j’étais allé voir « Blow up » d’Antonioni qui m’avait troublé alors que  « Play-Time»  de Tati m’avait gonflé.

«Le Manège enchanté» faisait un tabac à la télé et Tanguy et Laverdure, «Chevaliers du ciel», sanglés dans leur impeccable uniforme, la une des cancans de coiffeuses.

L’«Andaluz » avait quinze ans, Robert Piles débutait en novillada sans chevaux à Lansargues avec Jean Riboulet et Jacques Coule devant des Sol et le 15 juillet Simon se présentait de novillero à Madrid et coupait une oreille à un Charco Blanco.

Frédéric Pascal toréait une dizaine de novilladas économiques en France et Christian Lesur tuait à St-Gilles et « a puerta cerrada » son premier novillo. « Jaquito » n’apparaitra que deux ans plus tard.

« Paquito » était le taulier de « Toros » et René Pelatan « Artillero » celui de la rubrique taurine de « Midi Libre ». En Espagne, Navalón, Joaquín Vidal, Filiberto Mira, le vieux Cañabate, Pascual ou Zabala Snr maquaient les médias et Canorea, Balañá, Livinio Stuyck, Chopera et Camara les affaires.

Cette année-là, pendant le Tour de France, Roger Pingeon allait trouver l’ouverture lors de la 5ème étape Roubaix-Jambes et bénéficier de l’aide de l’équipe de France, notamment de celle de Raymond Poulidor, qui, défaillant dans le Ballon d’Alsace, se mettra par la suite totalement à son service dans les étapes de montagne. Transcendé, Pingeon allait repousser les assauts du grimpeur espagnol Julio Jiménez, notamment dans l’étape du Ventoux au cours de laquelle Tom Simpson allait tragiquement s’effondrer et ceux de Felice Gimondi à l’agonie dans les Pyrénées.

Cette année-là, Denis Loré, « Morenito de Nîmes », Stéphane Fernandez Meca, Gilles Raoux, Jean-Baptiste Jalabert, Sébastien Castella et la magnifique Léa Vicens n’étaient pas nés.

Le « Rubio » vivait chez ses parents à la rue Villars ; je lui donnais des cours d’anglais et sa mère nous préparait les tourdres que son père avait tués.

Cette année-là, mes parents étaient en vie, mon petit frère ne se ressentait plus des otites qui avaient perturbé ses jeunes années, les Gauloises valaient 30 centimes, le pastis 80 ; je gagnais 900 francs par mois, j’avais en vue une Daf d’occasion, j’allais en mobylette me baigner au Grau du Roi ou dans le Gardon, faisais toutes les fêtes votives de la région, je montais à cheval chez Leenhardt à Montpellier, me disais qu’il faudrait m’essayer à donner des passes dans les mas de Camargue et à pêcher le brochet dans les roubines.

Cette année-là, la vie était magnifique.

Cinquante-trois années ont passé.

Dans ce laps de temps des milliers d’événements se sont déroulés, des millions d’enfants sont nés, des millions d’hommes sont morts et ma vie en a croisé des centaines d’autres ; j’ai entendu autant d’inepties sur les bancs de l’université que de fadaises ou de méchanceté dans les cafeterias d’entreprise ou dans ce mundillo que j’aime tant et où j’ai longtemps cru avoir réalisé des choses.

Considérant la vacuité et l’insignifiance des projets s’ils ne sont pas portés par une opiniâtreté beaucoup plus forte que celle qui fut la mienne, j’en suis  beaucoup moins certain aujourd’hui.

C’est l’âge, diront certains.

Peut-être.

Patrice Quiot