Jeudi 28 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE

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Théophile dîne à Astigarraga (Guipuscoa)...

Pour :

-          Serge Navel « El Rubio », figura máxima du fourneau ;

-         Mon petit frère, cocinero de postín ;

-         Joël Jacobi, qui sait pourquoi...

« L’on sert d’abord une soupe grasse, qui diffère de la nôtre en ce qu’elle a une teinte rougeâtre qu’elle doit au safran, dont on la saupoudre pour lui donner du ton.

Voilà, pour le coup, de la couleur locale, de la soupe rouge !

Le pain est très blanc, très serré, avec une croûte lisse et légèrement dorée ; il est salé d’une manière sensible aux palais parisiens. Les fourchettes ont la queue renversée en arrière, les pointes plates et taillées en dents de peigne ; les cuillers ont aussi une apparence de spatule que n’a pas notre argenterie.

Le linge est une espèce de damas à gros grains. Quant au vin, nous devons avouer qu’il était du plus beau violet d’évêque qu’on puisse voir, épais à couper au couteau, et les carafes où il était renfermé ne lui donnaient aucune transparence.

Après la soupe, on apporta le puchero, mets éminemment espagnol, ou plutôt l’unique mets espagnol car on en mange tous les jours d’Irun à Cadix, et réciproquement.

Il entre dans la composition d’un puchero confortable un quartier de vache, un morceau de mouton, un poulet, quelques bouts d’un saucisson nommé chorizo, bourré de poivre, de piment et autres épices, des tranches de lard et de jambon, et par là-dessus une sauce véhémente aux tomates et au safran ; voici pour la partie animale.

La partie végétale, appelée verdure, varie selon les saisons ; mais les choux et les garbanzos servent toujours de fond ; le garbanzo n’est guère connu à Paris, et nous ne pouvons mieux le définir qu’en disant : c’est un pois qui a l’ambition d’être un haricot, et qui y réussit trop bien.

Tout cela est servi dans des plats différents, mais on mêle ces ingrédients sur son assiette de manière à produire une mayonnaise très compliquée et d’un fort bon goût. Cette mixture paraîtra tant soit peu sauvage aux gourmets qui lisent Carême, Brillat-Savarin, Grimod de La Reynière et M. de Cussy ; cependant, elle a bien son charme et doit plaire aux éclectiques et aux panthéistes.

Ensuite viennent les poulets à l’huile, car le beurre est une chose inconnue en Espagne, le poisson frit, truite ou merluche, l’agneau rôti, les asperges, la salade, et, pour dessert, des petits biscuits-macarons, des amandes passées à la poêle et d’un goût exquis, du fromage de lait de chèvre, queso de Burgos, qui a une grande réputation qu’il mérite quelquefois.

Pour finir, on apporte un cabaret avec du vin de Málaga, de Jerez et de l’eau-de-vie, aguardiente, qui ressemble à de l’anisette de France, et une petite coupe (fuego) remplie de braise pour allumer les cigarettes.

Ce repas, avec quelques variantes peu importantes, se reproduit invariablement dans toutes les Espagnes... »

Théophile Gauthier / « Le voyage en Espagne » /1843.

Patrice Quiot