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Patrice : Cène fatale (1)...
Samedi, 16 Janvier 2021

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Extrait du « Recueil de nouvelles du Prix Hemingway 2005»/Editions Au Diable Vauvert. Cette autre nouvelle mienne…

Le « Monstre » n’avait pas faim et fumait cigarette sur cigarette.

Il se sentait fatigué et las, évitant autant que faire se pouvait la conversation des invités qu’il avait réunis dans un petit salon de l’hôtel « Victoria » où il avait ses habitudes.

«El Chimo» avait réglé les détails d’intendance et Cámara  la composition du menu :

Consommé de pollo con un chorreoncito de Jerez ;

Merluza rebosada ;

Conejo con tomate ;

Judias verdes con jamón ;

Melocotón o piña en almibar ;

Café, puro y coñà y una palomita para las señoras.  

«Sobre» avait ordonné Manuel Rodríguez et sobre avait fait José Flores qui n’accordait aucun crédit à ce dîner qu’il considérait comme une extravagance inopportune de son torero. Il s’en était confié à Luis Miguel qui avait ri et à doña Angustías qui l’avait envoyé chier.

Manolete avait eu l’idée de la chose au Mexique, le soir où Lupe Sino lui avait reproché d’être bête et conseillé de s’entourer de gens cultivés.

Il mit cependant du temps à se décider. Cette composante de langueur qui faisait partie de lui-même et fondait son toreo l’éloignait de plus en plus des choix quotidiens. A trente ans à peine passés, l’insouciance dans la prise de risque lui était insupportable et en beaucoup de circonstances privées où il convenait de s’affirmer, il se sentait pleutre.

Il adorait l’humilité des ordres mendiants et haïssait en secret Gitanillo de Triana.

Le torero espérait ce repas, mais au moment de lancer les invitations l’homme appréhendait tellement les refus à peine polis qu’il aurait à subir qu’il fut à deux doigts de renoncer.

Mais, pour des intérêts d’ordre convergent, l’actrice le tannait pour qu’il le fasse et Álvaro Domecq aussi.

Alors, une fois de plus et à regret, il céda.

Les convives seraient peu nombreux et tous différents. Il les voulait à l’image de cette faena qu’il n’avait jamais donnée et qui lui ferait oublier celle de Mexico dont l’excès de redondance lui déplaisait.

Mao-Tse-Toung répondit le premier par retour du courrier.

A cinquante-trois ans, l’enfant du Hunan qui venait de forcer le Japon à capituler et luttait maintenant contre le Kouo-Min-Tang expliqua à l’Andalou qu’il voulait valider auprès de lui la pertinence de ses analyses philosophiques contenues dans « De la contradiction et De la pratique ».  

« Ma foi », pensa Manolete qui demanda à Camara de ne pas oublier le thé.

Abel Gance téléphona pour dire qu’il serait là. Il parla au « Monstre » en stéréo pour étudier sa perspective sonore, lui expliquant qu’il le verrait bien en surimpression de l’œil d’un toro dans le film qu’il pensait lui consacrer bientôt.

« Qu’en penses-tu, Coco ? «  demanda le réalisateur.

Manuel ne comprit pas, mais demanda au «Chimo» de lui procurer la copie colorisée de « Juanito va au cirque ».

Miura avait décliné l’invitation en regrettant le consommé ; il embarquait la corrida pour Linares que, bien sûr, il convenait d’arranger un peu, en particulier en ce qui concernait un animal maigrelet qui faisait des siennes.

En revanche, le colonel qui commandait le régiment nationaliste dans lequel le deuxième classe Rodríguez avait servi  pendant la guerre civile avait répondu présent, comme l’avait fait le garagiste  qui, à l’époque lui servait d’ordonnance avant de devenir son amant.

Complètement cons, les deux compères étaient friands de merluchon.

Malgré le boulot que lui créait la publication du «Musée imaginaire», Malraux viendrait. Les gestes de liberté face à la souffrance de la mort avaient toujours été son truc et la démarche torera fascinait l’intellectuel qui demanda quand même qu’on lui prépare une petite ligne de coke pour l’apéro.

Un peu honteux, Manuel accepta à condition que cela ne fasse pas scandale…

A suivre...

Patrice Quiot