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Patrice : Cène fatale (2)...
Dimanche, 17 Janvier 2021

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Extrait du « Recueil de nouvelles du Prix Hemingway 2005»/Editions Au Diable Vauvert. La fin de cette autre nouvelle mienne…

… De toute manière et au cas où il installerait ce camé de français ascétique à côté du nègre. En effet, Louis Armstrong qu’on savait accro au melocotón avait promis d’apporter sa trompette pour faire le bœuf en fin de soirée.

Pour emmerder Cámara qu’il ne supportait plus, «Le Monstre» l’avait placé entre Sartre et Simone de Beauvoir.

«Vous leur expliquerez tout » avait dit le torero à l’apoderado.

« Tout ? » questionna Cámara ; « Tout » répondit l’énigmatique.

Terrifié, le manager aux lunettes noires se mit à lire l’œuvre du communiste dont il ne retint qu’une phrase extraite de «L’humanisme est un existentialisme». Il l’avait notée sur son carnet de sorteo et se la répétait en permanence : « Il n’y a rien ni personne pour me donner des ordres ».

Ça lui plaisait ; il espérait seulement que la gonzesse du binoclard ne viendrait pas au renaud. Aussi, il intrigua pour qu’elle soit à côté de Lupe, certain que ces connasses parleraient chiffon en picorant pour ne pas grossir.

Manuel Rodríguez avait évité les collègues de travail. Le « Tu comprends, je les vois tous les jours » n’avait convaincu personne mais, peuchère, c’était la seule excuse qu’il avait trouvée.

On avait dit au torero que Nijinski faisait des bonds immenses. Cela lui avait suffi pour qu’il l’invite. D’abord parce que l’avis d’un grand professionnel est toujours précieux pour sauter élégamment le burladero et ensuite, parce que peut-être grâce à lui, il saurait mieux apprécier la qualité des espantadas de «Cagancho».

Personne par contre ne lui avait signalé que le danseur virait jobard. Le matin même du dîner, le ruskoff adressa un certificat médical signé par le Marquis de Cuevas établissant une gastro-entérite.

On le remplaça à la sauvette, une heure avant le début du repas, par Maurice Béjart, un jeune de l’Opéra de Marseille, qui promettait beaucoup et qui était d’une frugalité tout islamique.

En plus, Churchill pouvait le récupérer au passage.

« Churchill, c’est un bon ! », se disait Manuel Rodríguez. « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, des peines, de la sueur et des larmes », c’est de lui pensait le torero, mais, à part la sueur, cela aurait pu aussi bien être de moi !

Pour l’honorer, le « Chimo » avait acheté de gros cigares Farias.

Sir Winston en profita peu.

A la fin du repas, il était complètement farci et réclamait à tue-tête du fromage et du Porto.

« Curioso y complicao, el tío » se disait Manolete pour oublier la corrida de l’après-midi qui s’était mal passée et la route du lendemain vers Linares.

Il appréhendait les mauvais virages et les odeurs de pied des picadores.

Il avait déjà le racabomi et n’osait toucher à sa piña quand tout bascula.

Empégué comme un tourdre, Churchill, qui avait déjà enlevé les lunettes à Sartre, bu le thé de Mao, dit au colonel que c’était un pédé, volé la coke de Malraux, soufflé dans la trompette d’Armstrong, menacé de casser la gueule à Cámara et de sauter ensemble Lupe, Simone et Maurice explosa soudain :

« C’est une honte, c’est un scandale, nous faire ça à nous, bloody bullfighter ! » s’exclamait l’anglais.

« What happens, what is the matter ? » intervint Manolete qui voulait faire genre.

« On est treize à table, ma coune ! » hurla Churchill.

« Treize, treize ! » reprirent tous en chœur les commensaux.

Tétanisé par la portée de ces paroles, ne comprenant pas ce qui se passait, «Le Monstre» ne trouvait plus les repères familiers de sa langue maternelle.

Il parla quand même, mais en braille :

«  Chers amis, je conviens que ce signe est étrange, mais il n’est ni  grave ni inquiétant pour ceux qui, ont su comme moi confier leur destin à la mansuétude de la Vierge ou comme vous à celle de Marx, des dévots de la jaquette flottante, à celle de la littérature, à celle des affairistes du mundillo, à celle des adorateurs du tutu ou à celle des descendants d’esclaves ; ce qui, bien sûr, ne peut être le cas de quelqu’un qui n’aime que son île et ne mange pas de lapin. »

« Fuera ! Vete ! Puta ! » lui répondit la tablée.

«Le Monstre» voulut les calmer.

Il leur commanda, en supplément au menu, un grand plat de natillas, du Codorniú « Cosecha Francisco Franco » et confessa honteux : « Ma connaissance de la mathématique se limite au chiffre douze qui est la référence pour les commandes d’escargots et le maximum d’oreilles qu’on puisse couper dans un seul contre six ! »

« Toma por culo ! » commenta l’élégante compagnie.

Le torero sentait qu’il allait au fracaso ; livide, il se tourna vers Cámara : « Don José, don José, por favor… »

« Traduis, coño, traduis, corto y rápido » haletait José Flores tandis que «El Chimo », la bouche pleine de pipas volées à l’office, présentait à son maestro l’esportón des mots.

« Don José, señor Cámara, apoderado moi, comment dit-on ilophile en castillan ? » demanda, les yeux déjà glauques, Manuel Rodríguez «Manolete», matador por la gracia de Dios.

Caché derrière un fauteuil, plié en deux, les mains en porte-voix et dans une grimace, l’iscariote vomit en éructant : «Islero»...

Patrice Quiot