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Lundi, 18 Janvier 2021

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« L'AFICION À LA FRANÇAISE »...

 L’Express» du 27/05/1993 - Par Henri Haget... 

Jamais les arènes de France n'ont attiré tant de monde Mais le public a changé. Entre Nîmes et Vic-Fezensac, c'est la querelle des modernes et des anciens.  

Plongée dans les mystères du mundillo...

Chaque année, pour la feria de Pentecôte, Nîmes se maquille en Andalouse et prend la pose. Huit corridas - et des solides - au programme, des cargaisons de toros bravos, un chapelet de nuits incandescentes dans le coude-à-coude des bodegas, où les apoderados espagnols côtoient les touristes américains, où les présentateurs de télé trinquent avec les grands couturiers, où se refont les faenas de Chamaco et de Jesulín de Ubrique, querelles d'aficionados noyées sous des flots de fino.

On aime ou on n'aime pas, c'est comme ça: En dix ans, la corrida s'est hissée, en France, du rang de messe confidentielle à celui de happening télévisé. Il n'y a pas si longtemps, les arènes de Nîmes sonnaient le creux à l'heure où des seconds couteaux sévillans tentaient de tirer quelques passes à des carnes récalcitrantes. C'était l'époque où les saisonniers espagnols composaient l'essentiel de l'assistance et régnaient en maîtres sur les gradins. On organisait trois corridas pour le week-end de la Pentecôte et on n'en parlait plus jusqu'à l'année suivante. Rares furent les toreros qui n'essuyèrent pas les quolibets, les broncas, voire les jets de rouleaux de papier hygiénique, de la part de ce public irascible. Ce temps-là était un autre temps.

La préhistoire...

Aujourd'hui, les arènes nîmoises sont remplies jusqu'à la gueule pour arbitrer les face-à-face entre les plus grands maestros et les toros de Guardiola ou de Miura. Des barreras aux 2e série, des sièges à 500 francs à ceux à 160 francs, les 16000 places se sont arrachées au premier jour de location et le marché noir pète la santé. Sous l'influence conjuguée de Simon Casas, de Jean Bousquet, de la movida - tapas, jerez, flamenco et des retransmissions de Canal +, gage de chic cathodique, amorce de «phénomène de société», Nîmes taquine désormais les plazas légendaires: Las Ventas à Madrid, la Maestranza à Séville.

Au fil des années 80, le nombre des abonnés a bondi de 300 à 5 000. Retour du festival de Cannes, le Tout-Paris en goguette se doit de reprendre des forces dans les sofas de l'hôtel Imperator avant d'attaquer la dernière ligne droite de Roland-Garros. Au même moment, la corrida sert de toile de fond à «Sotos», le dernier best-seller de Philippe Djian, et une coproduction américano-espagnole est annoncée pour l'automne sur la vie de Manolete. Pierre Albaladejo résume plaisamment l'air du temps en parlant d' «euphorie taurine». En attendant, les organisateurs nîmois peuvent se vanter de débaucher les plus grandes figuras sous le nez de leurs homologues espagnols.

On n'avait jamais vu ça...

Dans le petit monde de la tauromachie, baptisé «mundillo», une figura est un matador vedette, l'un de ceux qui toréent près de cent fois par saison et dont les cachets avoisinent 500.000 francs pour tuer deux toros dans l'après-midi. On les compte sur les doigts des deux mains: ils s'appellent César Rincón, Enrique Ponce ou encore Chamaco. Ces trois-là, justement, sont annoncés à l'affiche le lundi 31 mai, pour la clôture de la feria, devant les toros de Juan Pedro Domecq. Un cartel de rêve. Quelque chose comme De Niro, Nicholson et Redford réunis en face d'un baril de nitroglycérine, disons Sharon Stone.

Felipe Martins, lui, ne toréera jamais à Nîmes. D'ailleurs, il ne torée jamais nulle part. Ou presque. Quatre corridas en deux ans pour ce matador français de 28 ans, le plus souvent dans des arènes de troisième zone. Cet été, Felipe Martins risque de ne signer qu'un seul contrat: à Bayonne, le 15 août.

Normal, il est le fils du concierge des arènes.

Elle était belle, pourtant, l'histoire de cet enfant d'émigrés portugais, grandi à l'ombre des burladeros, et qui s'en allait voir courir les toros comme d'autres regardent des dessins animés. Le 4 août 1991, lorsque Felipe Martins reçut l'alternative, chez lui, à Bayonne, rejoignant ainsi le petit club des toreros français en activité, journaux et télés sacrifièrent au conte de fées. Un jour de soleil vite éclipsé. C'est qu'ils ne sont pas légion, les princes charmants, dans le mundillo. Felipe Martins peste en vrac contre les empresas (directeurs d'arène, programmateurs...) espagnols qui méprisent les Français, contre les organisateurs du Sud-Est, qui dédaignent l'enfant du pays, contre la mauvaise fortune, aussi, qui ne lui a jamais accordé que des toros mansos - fuyants, dépourvus de noblesse - intoréables. «Je ne demande qu'à jouer ma vie», grimace-t-il comme s'il implorait une grâce divine. De l'argent, Felipe Martins en dépense plus qu'il n'en gagne. Pour garder la main, dans l'attente d'un engagement hypothétique, il torée en privé. Dans les ganaderías de Salamanque. Il tue des toros qu'il achète lui-même aux éleveurs. Quelques dizaines de milliers de francs à chaque voyage.

Le reste du temps, il travaille comme ouvrier municipal à la Ville de Bayonne. Smicard. Loin de Nîmes, de Séville et même de Pampelune. Loin des vueltas triomphales dont il rêve encore. Quand il rêve. « Parfois, dit-il, je regrette que mon père n'ait pas été le concierge du Parc des sports. J'aurais joué au rugby, comme tout le monde à Bayonne. Avec un peu de chance, on m'aurait donné un bon boulot, je serais le roi ! »

Bien sûr, Felipe Martins connaît tout de la légende des grands toreros. L'enfance miséreuse de César Rincón, dans les bidonvilles de Bogotá. Sa première carrière en Espagne, au milieu de l'indifférence générale. Son retour au pays, indigné par les mœurs du mundillo, écœuré par la désaffection du public. Puis la chance de sa vie: Ortega Cano, qui torée avec lui un hiver, du côté de Cali, et qui n'en croit pas ses yeux. «Tu n'as rien à faire en Colombie ! »

Deux ans plus tard, Rincón est le n°1 de la hiérarchie. Devant tous les Espagnols. Adulé. Milliardaire. Il n'y a que sa façon de toréer qui n'a pas changé. Felipe Martins sait tout cela: qu'Espartaco, boudé par l'aficion, a failli devenir banderillero; que Paco Ojeda n'a jamais été qu'un obscur matador de Sanlúcar, du sud du Sud, avant d'être canonisé par le public nîmois et d'empocher le cachet historique de 1 million de francs pour affronter six toros d'affilée.

N'empêche, tout se passe aujourd'hui comme si les éclats de strass nîmois, le feu des caméras, cette inflation galopante qui s'est saisie du mundillo avaient fait basculer la corrida dans un siècle qui n'est pas vraiment le sien. Les «coups» réalisés par Simon Casas à la tête des arènes de Nîmes - et d'un budget faramineux - ont tourné les têtes. Un peu partout, de nouvelles plazas se sont ouvertes: à Beaucaire, à Alès, à Céret, à Floirac. Les matadors vedettes sont sollicités comme des rock stars, au risque de se sentir atorados, dégoûtés du toro. La fièvre s'est également emparée des éleveurs, sortis de la féodalité pour se transformer en businessmen. Forcément, la qualité des cheptels ne suit plus. La consécration précoce, les alternatives tapageuses, la gloire quasi instantanée des «fils à papa» - Camino, Litri, Cordobés, Aparicio Chamaco - ajoutent encore à la confusion générale. Certains n'y voient que des carrières «protégées», à la manière de ces jeunes boxeurs que l'on propulse jusqu'au championnat ddu monde en une vingtaine de combats pipés...

A suivre...

Patrice Quiot