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PATRICE
Dimanche, 07 Février 2021

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Tiré du cajón : Une ville et des toros: «Dax»...

 (Lettre de « Duende » n°21 /15/08/1996).  

Dax...

C’est le matin quand sur le coup des dix heures, je traverserai l’Adour et qu’accoudé au pont je regarderai les berges envahies de centaines de jeunes encore endormis, ivres de fatigue et de bonheur que commencera mon itinéraire de fête.

En allant vers le « Splendid », la lumière crue du soleil montant vers son zénith marquera les couleurs ocre, rouge et blanc de la plaza ajourée de moucharabiehs ; une banda jouera peut-être sous les arbres du parc où des marchands ambulants vendront ces ceintures de toile et ces bérets rouges qui avec la musique et les chants fondent l’âme dacquoise.

De nombreuses haltes ponctueront mon errance ; « Chez Bala », au « Bar Basque », « Chez Darrigade » je retrouverai  des amis de comptoir ; chez « Les Moines » des amis gastronomes au « Dax Thermal » des curistes en peignoir.

Mon sac sur l’épaule et quelques sous en poche, je me sentirai l’âme d’un maletilla urbain et penserai au  « Lobo », à Palomo, à Conrado Abad, aux toreros français de la fin des années soixante et à bien d’autres qui peuplent mes rêves d’hiver.

Je marcherai dans les rues en pleine chaleur à la recherche de cette aventure qui depuis toujours me nourrit.

Plus tard, au « Splendid », les serveurs orneront leur boutonnière de la divisa des toros qui seront lidiés l’après-midi. On y boira du fino frais en écoutant un orchestre en tenue jouer des rengaines de Glen Miller dans l’élégance aristocratique et débonnaire de l’entre deux guerres. On y croisera tout le monde et bien sûr avec chacun, on évoquera la mémoire d’Eduardo Miura et aussi celle de Curro Valencia, tué par « Ramillette » lors de la Feria de juillet à Valence.

Abandonnées sur la pelouse à l’ombre des bananiers géants d’une Afrique en décomposition, de rutilantes Mercedes à quarante briques me confirmeront que les toros peuvent quelquefois rendre riche et dans les gros fauteuils en cuir du salon, insensibles à ce qui se passe autour, toujours sur le départ et déjà dans le lendemain, les apoderados boiront des gin-tonics.

Le temps passera doucement.

Partout, vertes, blanches et rouges défileront les bandas.

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Dans l’air une ineffable douceur et une gentillesse sautillante feront que les curistes en peignoir blanc s’y sentiront aussi à l’aise qu’à La Bourboule !

Sue la place de la Fontaine Chaude, les estanquets serviront tout au long de la journée le vin et le confit qui marquent la proximité immédiate d’un terroir puisant ses sources dans des racines fortes. Les tables décorées de nappes à carreaux accueilleront des hommes en bras de chemise et des femmes en robes imprimées et aux yeux clairs. Ils déjeuneront lentement, les hommes rompant le pain de leurs mains brunes. Je me souviens qu’un soir des paysans de Monfort m’avaient invité à leur table pour partager des manchons de canard grillés accompagnés de haricots et d’un verre de vin lourd.

J’avais trouvé dans cette force brute les vibrations de la révolte.

A Dax, cette année encore, les toros s’inscriront tout naturellement dans cet ordre des choses. Par tradition, on y verra les Baltasar Ibán et les Samuel Flores comme on y verra des toreros vedettes et des moins connus, mais que la ville aime comme ça, simplement, par coup de cœur. Les uns et les autres viendront, souriants, en amis, décidés à se battre comme des chiens, mais la fleur bleue au fusil.

Vers les cinq heures, j’irai aux arènes. Dans le patio de caballos, je m’assoirai sur le banc à côté de la loge de la gardienne et en regardant les géraniums, je fumerai d’innombrables cigarettes. Peu à peu, les gens arriveront, élégants, rasés de près, à l’image de l’endroit. Beaucoup d’hommes, bien sûr, qui se voudront plein de certitudes et parleront le langage de la connivence.

Quelques femmes aussi. Elles, se tairont en souriant, connaissant trop bien les terrifiantes histoires de celles qui furent à jamais bannies pour avoir voulu s’inscrire dans un ordre.

Ça ressemblera à un  début de film quand tout se met délicatement en place dans une ambiance de presque garden-party et l’anis doux de Chinchón me fera un peu tourner la tête.

Une barrière métallique commandera l’accès au callejón et la franchir me fera entrer dans une autre histoire dont je parlerai peu par peur de mal la dire.

Mais à Dax, ce no man’s land a la particularité supplémentaire de renforcer une proximité. A Nîmes, à Arles, l’immensité du cirque permet l’échappement. Ici, on se situe dans le confinement, la rétraction, l’intériorisation. La vue y est brouillée par l’or des alamares des costumes et le tranchant des estoques, l’odorat par l’odeur métallique du sang, le goût par le sec de la peur, l’ouïe par les souffles terribles, le toucher par la moiteur des paumes.

Souvenirs diffus : La chevalière de Luis Álvarez qui portait autant d’émeraudes que le nombre d’oreilles coupées par Rincón à Las Ventas, un tressaillement du visage de Christian dont le coude frôlait ma poitrine, la sueur forte de Manolo Ortiz, la couleur brune d’un toro de Baltasar, les médailles de Pepe Luis Segura.

Je sais déjà que quoi qu’il arrive, j’en sortirai exsangue.

Le soir venu, au hasard de mes dérives je passerai à la peña « Campo Charro » dont je ne pourrai jamais courir l’encierro, puis irai « Chez Darcq » où il y a bien longtemps Pierrot Molas me présenta Fernando Jardón qui devint un ami avant que le gin et les toros aient raison de lui ; « Chez Darcq » où le quinze août 1983, un soir d’orage, un coup de téléphone m’annonça le décès de mon père. Le « Chino » me ramena à Nîmes et aujourd’hui, Lucien est toujours dans mon cœur.

Je continuerai longtemps à parcourir la ville. Comme elle n’est pas grande, je sais que j’y retrouverai les mêmes.

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L’ubiquité tranquille est aussi une composante du mundillo qui ne s’étonne jamais de saluer à Caracas l’ami laissé la veille à Jerez. Ce détachement qui dit également une façon de vivre ne s’accommodera jamais des attachés-cases, des costumes trois pièces ou des montres Rollex des fonctionnaires de Bruxelles.

Quelques rencontres fortuites, des embrassades, un dernier verre et la journée sera passée.

Alors, doucement dans une promenade solitaire qui me mènera du Sablar au centre-ville par la passerelle du Balcon de l’Adour, je rentrerai me coucher, mêlant sur la table de nuit la montre et le tube d’aspirine aux innombrables papiers et cartelitos de mano  sur lesquels sont malhabilement inscrits des numéros de téléphone que nous organiserons plus tard.

Le lendemain, quand le camion des poubelles me réveillera, il fera beau.

Cela a toujours été comme cela et cette année encore, je sais que cela sera !

Patrice Quiot