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PATRICE
Vendredi, 12 Mars 2021

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Pour modèle : Deux chroniques de 1934 signées Auguste Lafront,  « Paco Tolosa »...

« Victoriano de la Serna, le torero du jour.

Demandez à des aficionados de vous désigner le meilleur matador du moment, et l'on vous citera quatre ou cinq noms différents. Insistez pour que l'on vous indique le torero actuel de plus de relief, celui dont la personnalité est la plus accusée, et vous aurez toutes chances d'obtenir une réponse unanime : La Serna.

C'est, en effet, la figure là plus curieuse de l'époque présente, celle sur laquelle s'arrêtera encore cette année l'attention du monde tauromachique.

Pour expliquer l'extraordinaire intérêt suscité par le matador de Ségovie, il est nécessaire d'indiquer le point capital sur lequel reposait jusqu'ici la technique du toreo ou art de combattre les taureaux.

Autrefois, pour dévier l'attaque de l'animal, le torero déplaçait en l'agrandissant le leurre sur son côté, au moment où le taureau, ayant fixé son attention sur l'étoffe, baissait les cornes pour la saisir. Avec le fameux Belmonte et ses disciples, qui avaient le sang-froid d'attendre la dernière seconde pour remuer le leurre, une première évolution s'était déjà manifestée dans le sens d'une plus grande loyauté de manœuvre.

La Serna devait la porter à son plus haut point de perfection, et le secret de sa vogue réside dans sa façon invraisemblable de subir avec une impassibilité olympienne, le corps droit et les jambes réunies, l'assaut de l'animal auquel il laisse mettre la tête dans l'étoffe avant de la retirer avec une lenteur infinie. Dans ce procédé nouveau, la corne frôle le corps de si près, le torero se trouve dans une telle impossibilité d'assurer sa défense, qu'on a l'impression d'une tragédie imminente. Et, dans l'homme au visage hermétique et grave qui fait, sans répit, évoluer le taureau autour de lui, on croit voir quelque sublime somnambule.

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Il faut, comme à Valencia l'an dernier, que le torero soit accroché et pirouette sur la corne pour que, l'illusion cessant, on se rende brusquement compte que ce duel oppose bien un homme de chair et d'os, éveillé, conscient du péril affronté, et un fauve acharné à blesser.

Dans les déroutes, l'originalité de La Serna n'est pas moindre. Il éprouve rarement ces paniques inexplicables qui, pour le Gallo, étaient mises sur le compte de la superstition et de lacunes mentales.

On ne l'a pas vu, affolé, abandonner ses armes et fuir vers la barrière pour y trouver un refuge comme le faisait, dans ses journées noires, le célèbre gitan. Mais devant des adversaires qui ne se prêtent pas aux exigences de son jeu si spécial, il semble parfois pris de torpeur maladive et, très calme, maître de soi, englobant public et taureau dans un même dédain, on le voit se promener sous la colère de la foule dressée, sans rien tenter, paraissant attendre on ne sait quelle intervention magique.

Ces revers, venant après de tels triomphes, loin de lui nuire, ne servent qu'à piquer la curiosité à son égard : on a voulu donner une explication médicale et trouver leur cause dans l'abus de stupéfiants sous l'empire desquels il ferait des prouesses pour retomber ensuite dans l'abattement et le dégoût les plus profonds. La situation de La Serna qui, après trois années de médecine, abandonna le bistouri pour l'épée, semblait donner à ces bruits l'apparence de la vérité. La réalité paraît plus simple, et il est normal de penser que son inexpérience est seule en cause.

Elle se traduit chez lui par l'angoisse de se montrer inférieur à ce que l'on attend de sa personne, et le sourire impavide qu'il montre dans la défaite n'est que le masque derrière lequel il cache sa fierté atteinte.

Déjà, les premières courses de cette année ont révélé en La Serna un torero plus volontaire et plus savant. Il est allé au Mexique faire oublier la mauvaise impression laissée l'hiver précédent, et il a regagné le terrain perdu. Il y a un mois, à Aranjuez, il a connu un après-midi triomphal au cours duquel, dans un accès de témérité, il s'est assis devant le taureau avec nonchalance, les muscles complètement détendus, après s'être longuement agenouillé devant l'animal et l'avoir travaillé  dans cette position périlleuse.

Ces bravades, dont il abuse maintenant, laissent craindre que l'art du matador de Ségovie ne perde en qualité ce qu'il gagne en confiance. Il serait dommage que La Serna remplace par des fioritures, aussi risquées soient-elles, son jeu sérieux et grave. Les aficionados français se refusent à le penser, et dimanche à Toulouse, le 13 mai à Mont-de-Marsan, ils espèrent retrouver le torero inspiré qui, brûlant les étapes, s'est élevé d'un seul coup au rang de grande figure de l'art tauromachique. »

A. Lafront, Match, 1er mai 1934.

« Ortega vedette des corridas de la saison en France.

En l'espace de six semaines, Ortega a révélé au public français toutes les faces de son talent prestigieux. On l'avait vu, à Bordeaux, dérouler sur un rythme enlevant les splendeurs de l'art tauromachique moderne, étaler un répertoire extrêmement varié devant un taureau à l'attaque rapide et continue.

Dix jours plus tard, à Mont-de-Marsan, il avait démontré les ressources de son jeu unique en tirant parti, à force d'application et de valeur, d'un adversaire alourdi, que les provocations les plus osées n'arrivaient pas à tirer de sa réserve obstinée. Enfin, à Dax, il vient, par un triomphe éclatant, de s'affirmer une fois de plus torero magistral, dominateur, complet.

Il eut affaire, en premier lieu, à une superbe bête de robe grise, très allante. Seul, au centre de la piste, il la provoqua, attendit la charge absolument immobile et déjoua ses premiers assauts par de grandes passes hautes, lentes et majestueuses, à la suite desquelles l'animal sembla dompté. Il l'obligea alors à virer entièrement autour de lui dans des « naturelles » serrées, se risqua à le toréer agenouillé dans des passes où la corne, chaque fois esquivée de justesse, passait sous son aisselle, alla jusqu'à se découvrir en passant l'étoffe derrière son dos avec un calme imperturbable.

Le sixième taureau semblait, au début, assez distrait. Ce fut un jeu pour Ortega de l'intéresser au combat en quelques secondes, de fixer son attention sur le leurre au moyen de grandes passes par le bas, d'un dessin très pur. L'animal subjugué, le matador se livra ensuite aux passes de fantaisie, aux « molinetes » exécutés en virevoltant doucement dans le berceau des cornes, sans cesse à portée de ces dernières, les caressant au passage ou les saisissant à pleine main pour obliger le taureau à foncer sans répit.

Deux grands coups d'estoc, poussés avec force sinon toujours en droite ligne – le second précédé d'une piqûre sur l'os – achevèrent de porter au paroxysme l'enthousiasme de la foule.

Autant le succès d'Ortega fut vif, autant la déroute des autres fut éclatante.´

Lalanda, qui vit maintenant sur une réputation ancienne et qui ne fut que pendant peu de temps l'homme des efforts continus, laissa passer à son premier adversaire l'occasion de briller. Il ne la retrouva pas à l'autre, un lutteur puissant qui mit les picadors à l’ouvrage. Lalanda le travailla à distance et le tua mal. Quelques belles passes à genoux, sur la fin de la course, ne parvinrent pas à le réconcilier avec le public.

Quant à Barrera, il devait surprendre les connaisseurs, qui attendaient mieux de ses qualités habituelles de coup d'œil et d'intuition. Il se montra maladroit en ne profitant pas de la tendance fort nette de son premier taureau à rechercher le voisinage des barrières, pour le travailler à cette place. Il ne parvint pas non plus à modérer la nervosité de son second adversaire qui le força à rompre sans cesse et le mit même en sérieux danger en l'acculant aux planches. Il termina complètement sur ses gardes, et sa prudence à l'épée, qui l'obligea à s'y reprendre trois fois, acheva d'indisposer fortement le public à son endroit.

Le bétail fut ce qu'il devrait toujours être pour que les succès gardent leur pleine signification : de grande prestance. Les six taureaux de Pablo Romero, longs, hauts, lourds, se conduisirent en général fort bien et combattirent parfois avec une puissance qui fit impression.

Le succès de cette corrida, qui se déroula devant une énorme affluence, indique bien que, malgré la crise économique, les combats équilibrés opposant les vedettes à de véritables taureaux attireront toujours la grande foule. L'enseignement ne devrait pas être perdu.

A. Lafront, Match 4 septembre 1934. »

Datos :

Auguste Lafront, « Paco Tolosa » : Toulouse 2/02/1906 – 14/07/2002.

Il a été sans doute l’un des plus grands critiques et auteurs taurins que la France a donnés. Avec le pseudonyme de Paco Tolosa, ses chroniques furent publiées dans « L’Équipe ».

En 1923 à Pampelune, il logeait déjà dans le même hôtel qu’Ernest Hemingway quand celui-ci visitait la Navarre pour la première fois. Il a été l’auteur d’œuvres maîtresses de la littérature taurine comme « Technique et art de la corrida » (1934), « L’encyclopédie de la corrida » (1950), « Toreros d’aujourd’hui » (1959) et, surtout, « De la corrida, tragédie et art plastique » (1948) qui a été un des livres taurins plus vendus en France. En Espagne, il a signé en 1961 le chapitre « El toreo en Francia » qui figure dans le volume quatre de l’encyclopédie de Cossío et « Los viajeros extranjeros y la fiesta de toros » (1957).   En 1977, il a signé la célèbre « Histoire de la corrida en France » et a publié ensuite une « Histoire de la tauromachie à Bordeaux » et une « Bibliographie de la presse taurine française », son dernier ouvrage.

Patrice Quiot