Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE

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Ecrire de toros il y a 175 ans… Reseña 1846 (1)

« …. J’étais arrivé un vendredi, jour néfaste ; il pleuvait à torrents, et pendant longtemps le ciel espagnol, sans souci de sa réputation, continua de faire ruisseler sur mon petit balcon de la Fonda de Paris des averses effroyables. Une crainte secrète m’empêchait de prendre philosophiquement mon parti des rigueurs de l’atmosphère.

Mon premier soin en arrivant avait été de demander le jour des combats de taureaux ; c’était le lundi, avais-je appris, tous les lundis, à cinq heures du soir, quand le temps le permet (si el tiempo lo permite), et je tremblais que le temps ne retardât indéfiniment un des plus vifs plaisirs que je me fusse promis. Par bonheur, il n’en fut rien. Au jour dit, le soleil se leva radieux dans un ciel éclairci, et j’allai de grand matin chercher un billet au bureau de la Puerta del Sol. Jamais représentation à bénéfice, soit dit en passant, n’a attiré au bureau de location de la salle Ventadour une foule aussi nombreuse que celle qui assiégeait ce despacho.

J’obtins avec toutes les peines du monde un billet de palco et une affiche. Ce billet de première coûte, à Madrid, 14 réaux, c’est-à-dire 3 francs 50 centimes environ ; à Séville, c’est le double. Ma place était du côté du soleil, mais cela m’importait peu ; mon billet devait me servir d’entrée seulement, car on m’attendait dans une excellente loge, et j’avais à Madrid des amis très curieux de savoir quelle figure je ferais aux premiers coups de cornes.

L’affiche, au dire d’Álvarez, mon domestique espagnol, portait une nouvelle désespérante : c’est que Juan León et Guillén ne devaient pas tuer ce jour-là. Ils étaient absents, et des huit taureaux annoncés, quatre devaient être mis à mort par le seul J. Redondo, surnommé El Chiclanero, et les quatre autres par des doublures (sobresalientes). La course devait donc être détestable, disaient les amateurs ; ils se trompaient, ce fut la plus belle de la saison, et jamais je n’en ai vu ni à Madrid, ni en Andalousie, d’aussi terrible.

Le cirque, la Plaza de Toros, est situé du côté du Prado, en dehors d’une porte de la ville qui est à Madrid, toute proportion gardée, ce qu’est à Paris l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile ; un peu à gauche de cette porte, absolument comme notre nouvel Hippodrome. La place nommée Puerta del Sol en est moins éloignée que l’obélisque de Louqsor de la barrière de l’Étoile ; mais on ne marche guère en Espagne, et peu de curieux songent à faire à pied un pareil voyage. Dès midi, une quantité de corricoli, pareils à ceux de Naples, et d’omnibus immenses attelés de douze ou quatorze mules couvertes de grelots et de houppes de laine, stationnent sur la Puerta del Sol. Les cochers convient à grands cris les passants, et les passantes, que l’on veut rançonner, injurient les cochers de toute la force de leurs poumons.

A quatre heures, je montai dans un de ces véhicules, et je fus conduit avec une effrayante vitesse, à travers une foule immense, vers la porte de Alcalá. Madrid, cette ville ordinairement triste et silencieuse, se réveille tout d’un coup le lundi, met ses habits de fête, et se presse tout entière dans cette longue avenue bordée de petits arbres, qui conduit à sa plus belle porte. Ces petits coucous follement bariolés, ces mules bruyantes, ces chevaux andalous à la crinière nattée, ces cavaliers qui reprennent pour ce jour-là seulement le chapeau calañese, la veste brodée, la culotte collante et la guêtre finement piquée du majo, ces mystérieuses señoras avec leurs sombres mantilles et leurs yeux étincelants, les calèches bien attelées de quelques dandies anglomanes, les cris, la poussière, le soleil mêlé à tout cela, forment, pour le voyageur nouvellement arrivé et fort ému d’avance de ce qu’il va voir, le spectacle le plus caractéristique qu’il puisse trouver dans la capitale. La barrière dépassée, on voit s’élever le grand mur extérieur du cirque ; une quantité de voitures encombrent les abords, et un détachement de cavalerie est rangé vis-à-vis l’entrée principale. La multitude pénètre dans la place rapidement, mais avec ordre, sans tumulte et sans rumeur. Les hommes se rangent avec toute la politesse espagnole pour laisser passer les femmes ; on ne se presse pas, et l’on ne se bouscule jamais inutilement comme à Paris, où la foule, composée des êtres les plus intelligents de l’Europe, est cependant plus stupide qu’en aucun lieu du monde.

Le cirque est intérieurement d’une grandeur imposante ; il est circulaire, construit à demeure et découvert comme le Colysée. Un pan du ciel bleu lui sert de voûte, et le soleil, lustre magnifique, jette des flots de lumière sur les douze mille spectateurs qui s’étagent sur les gradins. L’arène, moins grande que la place Vendôme, est entourée d’un épais mur de bois, haut de six pieds, et peint en rouge foncé. Derrière cette barrière est un chemin assez large, encaissé et laissé libre ; c’est la coulisse de ce théâtre. Au-delà du chemin, les gradins s’étagent, et au-dessus des gradins s’élèvent les loges, lesquelles, louées la plupart à l’année, sont confortablement tendues et meublées.

Quand j’arrivai, la foule avait déjà envahi le cirque et s’ébattait joyeusement en attendant l’heure du sanglant spectacle. Entre les loges et les gradins, c’était un véritable feu croisé de quolibets et de pelures d’oranges. On s’injuriait à plaisir, avec beaucoup de verve, de gaieté, et les propos des manolas (grisettes) n’étaient pas les moins piquants. L’arène était vide ; trois ou quatre tonneaux arroseurs, attelés de maigres chevaux, s’y promenaient seuls et humectaient le sable.

A cinq heures précises, ils disparurent au bruit d’une fanfare, et un détachement d’élégants chasseurs bleus du régiment de Bailen, car la cavalerie légère espagnole est fort belle, précédé d’une sorte de commissaire de police en habit de préfet, vint faire au pas le tour de l’arène. Puis, aux sons d’une autre fanfare, une seconde porte s’ouvrit, et les combattants parurent. Cette entrée est charmante. En tête marchent les trois picadores. Les picadores, armés d’une longue lance et montés sur des chevaux étiques qui rappellent ceux de Montmorency, portent un costume assez semblable à celui des raffinés du temps de Louis XIII. Coiffés d’un large feutre gris, à bords plats, ils sont vêtus d’une veste de velours brodée d’or et d’une sorte de haut-de-chausses en daim jaune, sous lesquels se cache un cuissard de fer qui met leur jambe droite à l’épreuve des coups de cornes. Leur lance, que je n’oublie pas de vous le dire, n’est point une arme, c’est un aiguillon. Le fer a quelques lignes de long à peine et doit ex citer le taureau sans le blesser. Un picador est tué quelquefois, il ne tue jamais. Derrière eux marchent à pied les matadores ou espadas (épées), c’est-à-dire les tueurs, suivis d’une vingtaine de chulos et banderilleros, vêtus comme eux, et qui composent ce qu’on appelle leur quadrille. Le mot est bien trouvé, car, à voir leur costume, on dirait qu’ils vont exécuter un ballet et non pas livrer un combat terrible. Ce sont de beaux jeunes gens vêtus du plus galant habit de Figaro. Veste et culotte de satin bleu de ciel, ou rose, ou vert pâle, ou jaune clair, magnifiquement brodées d’argent, bas de soie, escarpins à rosettes, bourse de rubans attachée derrière la tête et simulant le chignon d’une femme, petit bonnet noir sur l’oreille, tel est ce charmant costume qui coûte deux mille francs au moins et quelquefois cinq mille. Pour toute arme, ils portent sur le bras un petit manteau d’étoffe légère, bleu, rouge ou jaune, bordé d’argent.

Quand les trois picadores, enchâssés dans leurs selles à piquets comme des chevaliers du Moyen-Âge, se furent placés, la lance en arrêt, à vingt pas les uns des autres, le long de la barrière, et que l’essaim des chulos se fut dispersé dans l’arène, toutes les bouches se turent et les yeux se fixèrent. Alors, un alguazil à cheval, vêtu comme les Crispins de Molière et coiffé d’un chapeau à plumes, alla saluer le président de la course et demander la clé du toril. Cette clé lui fut jetée et il courut la remettre au gardien, après quoi il enfonça les éperons dans le ventre de son cheval et se sauva au milieu des huées de la foule, qui fait tout au monde pour épouvanter la monture, dans l’espoir que l’alguazil pourra être atteint par le taureau, ce qui causerait une joie ineffable. La porte en effet s’ouvrit derrière lui, et un taureau superbe se précipita en bondissant dans l’arène. C’était un animal énorme, presque noir, dont chaque mouvement trahissait à la fois la force prodigieuse et la légèreté surprenante. Arrivé au milieu du cirque, il s’arrêta comme ébloui, regarda la foule, frappa du pied le sol, et poussa, au milieu du silence général, un rugissement terrible. Cinq ou six chulos vinrent agiter autour de lui leur capa, ou manteau de soie. Le taureau prit son élan et poursuivit avec une telle rapidité un de ces élégants danseurs, que je le crus perdu ; arrivé à la barrière, le chulo la franchit avec l’agilité d’un clown, et le taureau donna, un pouce plus bas que ses jambes, un si furieux coup de tête, que les épaisses planches de chêne, traversées d’outre en outre, volèrent en éclats.

Un second chulo poursuivi à son tour se sauva de la même manière ; mais cette fois, le taureau, au lieu de se jeter tête baissée contre le mur de bois, s’arrêta court, fit un bond énorme et franchit la barrière. Ceci peut vous donner une idée de la vigueur des taureaux de combat, car la barrière a, comme je vous l’ai dit, près de six pieds de haut, et il n’est pas un cheval au monde, sans excepter Lottery, qui puisse faire un pareil saut. Cet incident, qui se renouvelle fréquemment, cause du reste rarement des malheurs.

De l’autre côté de la balustrade, le taureau tomba dans le chemin creux dont je vous ai parlé ; ceux qui s’y trouvaient lui firent place et sautèrent dans le cirque en toute hâte ; l’animal, harcelé de tous côtés, rentra au grand trot dans l’arène par une porte qu’on ouvrit devant lui. Ce fût alors seulement qu’il aperçut pour la première fois les picadores. A la vue du premier cavalier qui l’attendait immobile, la lance en arrêt, il s’arrêta un instant ; puis, courant à lui tête baissée, il reçut sans hésiter un coup de pique, et prit le cheval en plein poitrail ; sa longue corne entra tout entière, comme un poignard, dans le corps de la malheureuse bête. Soulevant alors sur sa tête, avec une vigueur inconcevable, le cheval mourant et le cavalier qui restait ferme en selle, il les lança contre la barrière, au pied de laquelle ils tombèrent l’un sur l’autre. En ce moment, un frisson courut dans tous mes os, et je me sentis pâlir.

Je m’étais bien attendu à un combat véritable, je savais qu’il ne s’agissait point d’une peinture ou d’une représentation puérile ; mais j’avais mal deviné, et il est impossible de pressentir l’émotion poignante, si différente des émotions de théâtre, qui vous attend à la vue de ce drame réel qui s’accomplit devant vous. Mes amis fumaient et examinaient en souriant ma contenance ; je repris donc bravement ma lorgnette. L’homme avait si complètement disparu sous sa monture, que je le croyais aplati et écrasé ; c’est ainsi qu’un picador doit tomber. Son coursier lui sert de bouclier, et j’en compris bientôt la nécessité : le taureau revint furieux sur le cheval abattu, et il plongea de nouveau ses deux cornes dans le ventre, d’où les entrailles coulèrent à l’instant sur l’arène.

Les chulos accoururent et détournèrent sur eux l’animal pendant que l’on dégageait le picador pris sous le cadavre de son cheval ; mais le taureau, apercevant le second cavalier, laissa ces jolis danseurs qui volaient autour de lui comme des abeilles, et courut au picador. Arrivé à quatre pas du cavalier, il s’arrêta comme pour choisir sa place : ce cavalier était Juan Gallardo, le plus brave de tous les picadors d’Espagne. Au lieu d’attendre le taureau, il poussa son cheval vers lui. L’animal s’acculait sur les jarrets pour mieux bondir, l’homme baissait sa lance ; il y eut un moment d’anxiété terrible. Par un mouvement de témérité superbe, Gallardo piqua du bout de sa lance les naseaux de son ennemi ; le taureau s’élança avec frénésie. Gallardo planta sa pique au-dessus de l’épaule gauche et la maintint avec une telle vigueur que le monstre, en chargeant fit ployer comme un arc et rompre comme un jonc cette forte barre de frêne ; puis, enfonçant sa corne dans le flanc du cheval, il le jeta à la renverse, à six pas en arrière, sur son cavalier, sauta par-dessus ses deux victimes, et courut au troisième picador, dont le cheval, une seconde plus tard, roulait éventré sur l’arène.

Bueno toro ! bueno toro ! (bon taureau ! bon taureau !) hurla la foule. »…

A suivre…

Patrice Quiot