Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE
Mercredi, 12 Mai 2021

nim12ph

Aficion juvénile...

Un vieil ami m’a adressé ce texte.

Sa fraicheur nostalgique m’a incité à vous le faire partager…

« ... Les premières images qui me sont venues, ce sont les arènes bien sûr, beaucoup plus pôle d’attraction populaire à l’époque que de nos jours.

Les animations et festivités s’y succédaient. Il y avait les tournois de sixte, avec parfois, en prime, comme invitée surprise, une vachette qui ne comprenait rien aux règles, capable de se ficher pile à côté du ballon, interdisant à quiconque de venir le jouer ou, poursuivant le gardien, laissant les cages vides, les joueurs réfugiés dans le callejón voyant impuissants le ballon sur le point de pénalty ne demandant qu’à entrer dans le but déserté ; mais jalousement gardé par l’animal qui ne payait pas de mine, mais au mauvais caractère, redoutable et redouté.

Il se passait toujours quelque chose dans les arènes à cette époque : toro-ball, toro-piscine, avec les primes au « bachouchage », et les nombreuses courses « à la cocarde », plus ou moins gratuites, sans oublier les Lendits scolaires où on pouvait espérer voler un baiser à des collégiennes effarouchées qui couraient en poussant de grands cris résonnant dans les travées couvertes et sombres des amphis.

Début juillet, le « Midi-Libre », compétition bouliste réputée, voyait se départager les meilleures équipes de France de Jeu provençal, « la longue », comme on disait dans les masets, dans les Jardins de La fontaine pendant deux semaines. La finale était programmée aux arènes, en soirée, avec buvette et primes aux carreaux, annoncées au micro d’une sono sommaire, devant une foule passionnée et amusée, par les coups de gueule attendus de certains joueurs connus pour leur talent et surtout pour être de sacrés râleurs à l’égard des arbitres, de leurs partenaires, de tout ! Le jeu était toutefois d’une grande qualité et, certaines années Henri Salvador, excellent joueur lui-même, venait faire cadeau de ses pitreries.

Maintenant, les arènes, souvent vides, sauf pour quelques corridas qui, à l’avenir se dérouleront sans doute devant un public clairsemé par les distanciations dites sociales, ne voient plus que des groupes de touristes suivant docilement un guide dont les propos seront oubliés sitôt retournés à leurs cars. Arènes désertes, Arènes mortes, jamais plus gratuites, où les places aux amphis atteignent des prix loin d’être populaires.

Gamin, entre six et dix ans j’ai été pas mal élevé par mes grands-parents, rue Colbert. Mon Grand-père qui était curieux, à condition que ce soit gratis, me sortait souvent aux spectacles des arènes; c’est en sa compagnie que je peux retrouver mes premières émotions tauromachiques. Certains dimanches ou jours de fête, où une corrida était programmée, la fièvre me gagnait quand nous prenions le chemin des arènes. Là, installés à la terrasse de la Grande Bourse où ma grand-mère avait choisi nos places, nous attendions, suivant le déroulé de la course aux sons qui nous parvenaient, sifflets, applaudissements, ovations, musiques, olés, huées.

Tous les quart d’heures, nous guettions la camionnette-corbillard qui passait avec le cadavre du dernier toro tué, dont la tête sanguinolente dépassait sur la ridelle, langue pendante, encore coulant le sang.

Après avoir vu la camionnette du quatrième toro passer, mon grand-père se levait, et m’entrainait vers une porte de l’amphithéâtre où ça commençait à affluer. Un peu esquichés contre les grilles, nous entendions les clarines, les cris de la foule nous laissaient imaginer le spectacle dont nous n’avions que le son. L’impatience montait, on se bousculait, on s’en prenait à Aymé, directeur des arènes, le « radin », mais finalement la porte s’ouvrait, nous grimpions en vitesse les marches pour nous retrouver quelque part dans les amphis déjà bondés, archibondés devrais-je dire, car tout n’était pas encore régi par le « principe de précaution » sans pour autant qu’il y ait plus d’accidents, et les gens se pressaient sur plusieurs rangs au sommet même des amphis, tournant le dos au vide. Généralement, nous nous retrouvions « installés » pour le début du troisième tercio, après le brindis.

Quel maestro ai-je vu ? Je ne me souviens que de l’émotion : l’attente, la course, le spectacle… et si ça finissait en apothéose, nous sortions par la grande porte, avec l’impression d’avoir vu l’entièreté de la corrida, derrière le triomphateur ramené « a hombros » jusqu’à l’Imperator.

Entre quatorze et seize ans, avec Michel C., mon voisin, le jour de la course, nous partions de bonne heure pour être devant les portes à leur ouverture, à midi. Le but était de courir, dès que  les portes s’ouvriraient, jusqu’à une petite plate-forme, au-dessus de la Présidence, pour nous retrouver à hauteur du premier rang des « Torils haut », place que nous n’aurions jamais eu les moyens de nous payer, en compagnie d’une poignée de vieux aficionados, de ceux qui suivent les opéras au « paradis ».

Ensuite, plus personne n’entrait dans les Arènes avant qu’elles ne commencent à se remplir, et cela prenait une ou deux heures. C’était une longue attente que nous passions à dévorer la revue « Toros » et autres littératures d’aficion où nous découvrions les règles, le vocabulaire et les commentaires des revisteros spécialistes. Nous écoutions, nous étions les benjamins, entourés de ces aficionados qui avaient tout vu et se souvenaient de tout ! Certains, munis d’un petit carnet, prenaient des notes pendant la course.

Et tout ce beau monde saucissonnait, le vin coulait à la régalade, le temps passait, on voyait les gradins se remplir progressivement des derniers rangs du haut jusqu’aux premiers rangs des premières, le « boudin » ; un ténor poussait une Luis Marionnade, un trompettiste lui répondait, ça s’interpellait d’un bout à l’autre de l’amphi. Avant que le remplissage ne soit achevé, on pouvait sentir une agitation fébrile dans les coulisses et le callejón.

Tout un monde de mozos, de petites mains, de ce mundillo, riche en passionné au service de l’Art, affairés, courant avec des malles et des capes, installant les piques et tous les instruments de la cérémonie à venir. De temps en temps, on surprenait la figure pâle d’un matador ou d’un péon, derrière les portes, curieux et anxieux qui jetait un coup d’œil aux amphis, à la piste, à tout ce qui pouvait aider à oublier la tension qui tordait les ventres. La foule, elle, avait l’œil fixé sur l’horloge du toril qui signalerait le début de la fiesta, et quand la grande aiguille atteignait le douze… ah il ne fallait pas tarder parce que la bronca couvait. Mais en général, la Corrida commençait à l’heure, y’avait intérêt !

Carmen faisait partie, comme pour beaucoup de Nîmois, des traditions familiales. Je me souviens avoir entendu un critique parisien s’insurger contre cette pratique « barbare » où, à Nîmes, on interrompait le grand opéra au cinquième acte pour inclure dans la mise en scène une mini corrida, avec paséo et tout. Il était extrêmement choqué, comme si les Nîmois pouvaient manquer de respect à Carmen, LEUR opéra dont tous les airs étaient connus et chantés dans les fêtes familiales. Nous, comme beaucoup, nous n’attendions que ça ! Et c’était l’occasion de voir des jeunes, futurs matadors en peine de contrats à l’œuvre. J’ai vu là les débuts de notre Christian, Nimeño, tout jeune.

J’ai eu aussi l’aficion pébrone, gueularde et révolutionnaire des années soixante-soixante-dix ! Mais toujours sincère et enthousiaste !

La tornade El Cordobés nous a renversés avant la Beatlemania. Enfin un matador aux cheveux longs ! Un peu débraillé, surtout après les cornadas, fréquentes, qui ensanglantaient son costume de lumière et lui faisaient mordre la poussière. Il était beau, toutes nos copines en étaient amoureuses, il était tout simplement grandiose. Il déplaisait, grandement à tous les coincés qui ne juraient que classicisme, ce qui était loin de nous déplaire ! Il nous a chavirés avec ses allures de voyou non-conformiste, si doué ! Ses faenas tremendistas, ses cites lointains et ses estocades enthousiastes soulevaient l’arène ! Ah cette faena de soixante-quatre qui m’a coûté plusieurs jours d’aphonie ! J’ai cru longtemps avoir rêvé ce triomphe : il avait coupé la patte ! Jusqu’à vérifier sur les photos de presse la vérité de cette patte mythique ! En Espagne, c’était la folie cordobesista, comme deux ans plus tard à Londres pour les Beatles !

Mon con de prof d’espagnol m’avait confisqué un magazine plein de photos que j’avais ramené de vacances dans la région de Valencia avec mes parents.

Ordóñez, Camino, Viti, Ostos, Puerta, Paquirri, les Campuzano, Rincón, Tomás, ils seraient plus nombreux à répondre si ma mémoire ne souffrait pas de trous.

J’ai connu des situations de souffrance physique, chaque fois qu’il s’est agi de serrer les dents j’ai convoqué des images de toros luttant gueule fermée.

Je ne vais plus aux courses, pour de multiples raisons, mais surtout pour ne pas subir le spectacle des selfies et entendre des connards commenter, en « direct live » l’action, annoncer les trophées à un auditoire qu’on imagine aussi con qu’eux.

L’aficion ne m’a jamais quitté, référence permanente par rapport à la beauté, la sincérité, le courage face à la vie, face à la mort. »

Patrice Quiot