Mercredi 24 Avril 2024
PATRICE

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La mort de Juan Heroína...

Un brouillard de schnaps enveloppait Hambourg.

L’air froid contenait la moiteur qui s’évadait des tavernes bruyantes de notes de musique.

Loin de la calle del Cerro de Trebujena où il était né.

Loin de la banda municipal qui accompagnait ses débuts.  

 

Juan marchait en titubant dans son jean et son cuir, insensible aux sollicitations des putes.

Il était exténué et avait besoin de sa dose de morbidité latente.

Il entra dans une taverne.

Au hasard.

Par instinct.

Pas comme il le faisait lorsqu’il allait à la « Casa Pepe » de son pueblo.  

 

À l’intérieur, une concentration éthylique lui coupa le souffle.

Elle lui rappela l’odeur d’éther de Argamasilla de Alba.  

 

Sur la scène, un groupe de hard-rock.

Sueur chaude.

Pas celle du patio de caballos.

 

Et tentant de dépasser les clameurs d’un public d’allumés et de media borrachera, une blonde platine cuirassée de noir, criait un blues de merde.  

 

Le « No tienes cojones, maricón ! » d’Argamasilla de Alba lui revint en mémoire.

Il vomit.  

 

Juan Heroína.

Naufragé de la nuit.

Naufragé des toros et du manque de ses veines.  

 

Il resta à la regarder pendant quelques minutes puis descendit au sous-sol.

Dans un décor de faïences blanches, des fantômes se plantaient des aiguilles au-dessus de lavabos.

Juan acheta de quoi résoudre son mal-être dans cette ultime limite qui s’était imposée à lui depuis trop longtemps.  

 

Depuis cet après-midi d’août à Argamasilla de Alba quand il s’appelait encore Juan González Lucas «Fosforito».

 

L’overdose l’attendait sans doute au carrefour de cette nuit.

Comme l’avait attendu cette vieille vache à laquelle ils avaient cousu des couilles.

Et qui l’avait mis infirme et minable.

A jamais.  

 

Le lendemain de cet après-midi, en pleurant, il quitta l’Espagne pour toujours.

Et devint Juan Heroína.  

 

Ce soir-là, à Hambourg, tandis qu’il croyait sa dernière chance partie dans un compte à rebours inéluctable, Juan devina une présence.

La blonde cuirassée de cuir l’invitait à la suivre.  

 

Elle dit : «  Come on, guapo !».

Il entendit : « Venga, vaca ! ».  

 

Il se sentit comme flottant au-dessus de la nuit de l’invraisemblance de la Porte du Prince.

Elle le fit monter dans une tire dont le moteur troublait le silence retombé sur les berges de l’amanecer.

 

La tire roula dans la campagne allemande endormie.

Juan se tenait à l’arrière.

A côté de la chanteuse qui lui caressait la cuisse.

L’autre.

Pas celle de la cornada opérée sur la table d’un cordonnier.

« Tranquilo, niño » lui disait «El Brujo»  dans le coche de cuadrilla qui les emmenait aux portatives de Argamasilla de Alba.

Juan ne réagit pas.  

 

La tire finit par s’arrêter devant une belle maison.

Plus belle encore que celle de Don Casimirio, le boucher enrichi de Las Cabezas de San Juan qui avait dit à Juan González Lucas «Fosforito» qu’il ferait de lui une figura du toreo.

 

Juan suivit la chanteuse qui l’amena à l’intérieur.

Ils s’assirent sur un sofa couvert de soie.

La soie d’un traje qu’il n’avait jamais porté.

 

Un serviteur apparut avec deux flûtes de champagne.

Juan ne connaissait que le vin de la terre de Jerez.

Il pensa au café au lait servi sur un plateau d’argent qu’il avait vu un valet de l’arène apporter à l’épouse de Don Diodoro de Séville.

 

Elle prit une flûte et Juan en fit autant.

 

Juan demanda à l’inconnue :

 

« Qui es-tu ? »

 

L’inconnue prit son temps pour répondre :

« Je suis celle qui n’a pas pu te tuer ; Ich bin deine letzte Nacht“.

 

Juan grimaça et but le champagne d’un trait.

Con gracia.

L’inconnue fit de même et rota avant de briser la flûte vide par terre.

Juan pensa au botijo cassé de Joselito et l’imita.  

 

La chanteuse enleva son Perfecto.

Elle ne portait rien dessous.

Alors Juan vit les deux faux stylisées qui avaient été gravées au fer de l’herradero sur chacun de ses seins.

Il reconnut la marque.

La même que celle de la vache de Argamasilla de Alba.

 

Juan reposait inerte dans son lit d’hôpital.

Deux urgentistes étaient à ses côtés.

L’un était petit et l’autre aussi.

Señores Avispado y Burlero, ils s’appelaient.

 

« On ne peut plus rien pour lui » dit le premier.

Son collègue hocha la tête.

Et tous deux sortirent de la chambre du mort.  

 

Il était cinq et six minutes du matin.

L’heure à laquelle mourut Manuel Laureano Rodríguez Sánchez.  

On raconte que le corps de Juan fut dissous dans la chaux vive.

Et que le vent emporta la charpie...

 

Patrice Quiot