Mercredi 24 Avril 2024
PATRICE

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L’homme qui marchait (2)...

Suite et fin de cette nouvelle baroque de l’ami Jean Rossi.

Qui mettra en scène un torero marchant le long de la N113, la presse quotidienne régionale et Pablo Picasso.

« … Le patron du café les présenta et, après une longue discussion, Paquito avait l’assurance de signer cinq ou six contrats et d’autres… si tout se passait bien, précisait don Modesto.

 

L’horizon s’éclaircissait et, pour la première fois de sa vie, mon petit colombien faisait des projets d’avenir. A travers l’épaisse fumée de cigares coupée par un rai de lumière où dansait la poussière de la salle, il se voyait, après une saison de succès en Europe, débarquer à Bogotá où presse et télévision l’attendaient à l’aéroport.

 

Avant d’être reçu officiellement à la mairie, il répondait aux interviews, embrassait les filles et signait des autographes. Il irait ensuite à Cartagena de  las Indias, la merveille des Caraïbes, où il se pavanerait sur les plages privées des hôtels de luxe avec les plus belles filles de la bourgeoisie bogotane. Quelle revanche il allait prendre sur une enfance sans joie, faite de frustrations et de mépris !

 

Le trio commença de tourner avec réussite dans de petites communes aux alentours de Madrid. Le toreo dynamique de Paquito plaisait à ce public besogneux, chiche d’un argent durement gagné et plus enclin à admirer une activité, même proche de la fébrilité, que les gestes alanguis des toreros raffinés. Comme il toréait en faisant appel à un petit nombre d’idées simples, il compensait la minceur de son bagage technique par sa réussite aux banderilles et une grande vaillance.

 

Paquito s’enfermait dans la surenchère dangereuse de l’émotion, le seul domaine où il pouvait concurrencer ses compagnons de cartel. Quand ses adversaires présentaient peu de risques, sa tauromachie reflétait des fadeurs cruellement révélatrices qui illustraient la conception répétitive de son toreo. Il était alors contraint de susciter le danger et se réfugiait dans des attitudes théâtrales proches du ridicule. Il devenait ainsi une sorte de commis voyageur de l’héroïsme.

 

Il prenait de plus en plus de coups à chaque corrida et son corps d’une maigreur héréditaire de pauvre supportait difficilement d’être ainsi malmené. Sa fine silhouette de belluaire possédé laissait la place à un corps fragilisé, plombé par les blessures. Les coups de corne étaient hâtivement soignés et refermés dans des infirmeries douteuses d’arènes de village ; les cicatrices s’ouvraient lors d’efforts trop violents.

 

Au début du mois de mai, il toréait dans une commune des Asturies, un pays de mineurs où Franco avait fait ses premières armes dans la répression sanguinaire des grèves.

 

Une terre à l’image de ses habitants, rude, sans fantaisie, avare d’indulgence.

 

Hélas, l’énergie vitale de sa race commençait à s’émousser. Plus grave encore, la peur se glissait en lui, sournoise, comme une lente infection qui affaiblissait sa volonté. Ce fut sa dernière corrida. Devant les exigences du public asturien qui demandait toujours plus de passes à des toros qui en consentaient peu, il prit des risques de désespéré et reçut un coup de corne à la cuisse en tuant son dernier adversaire. Cette fois, on l’emporta dans une clinique où il subit une longue intervention chirurgicale qui nécessitait plusieurs jours de convalescence ; mais don Modesto ne l’entendait pas ainsi. Paquito devait toréer dans quelques jours et il devait être sur pied rapidement.

 

Il le ramena rapidement à la pension de famille où une lettre du ministère l’attendait. On lui signifiait, après cette dernière blessure, l’interdiction définitive de toréer. Paquito pensa un moment à se révolter contre l’administration, ensuite contre don Modesto dont il découvrait les manœuvres mercantiles et inhumaines.

 

Comme il n’avait pas appris la révolte, il pensa au suicide puis, dans un dernier réflexe de soumission, il se tourna vers l’homme providentiel, en l’occurrence Picasso, dont on lui avait dit qu’il était près des humbles et aimait le peuple. C’est un progressiste, un révolutionnaire ajoutait-il.

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Sans connaître la signification exacte de ces derniers mots, Paquito choisit Séville comme point de départ de son périple don quichotesque pour gagner Vallauris où habitait le peintre, qui ne manquerait pas, espérait-il, d’intervenir en sa faveur auprès du ministre.

 

C’est à la suite de cette folle décision que je le rencontrai sur le bord de la route, ce lendemain de feria nîmoise. Une dizaine de jours après, je me trouvais à Remoulins où je savourais un café à petites gorgées tout en feuilletant le journal de la région.

 

Il faisait beau, c’était les vacances et, après un bon déjeuner chez des amis, je n’avais plus qu’à me laisser filer doucement vers Montpellier.

 

Soudain, tout s’assombrit. Dans les pages locales, je venais de lire un titre : « Le toréador (sic) n’a pas été reçu par Picasso ». Une photo illustrait l’article qui montrait Paquito - c’était bien lui ! - au garde à vous devant la maison du peintre. Il fixait obstinément le judas du portail de telle façon qu’il me faisait penser à Hamlet examinant le crâne de Yorick, le fou du roi.

 

L’article précisait que le toréador était resté toute la journée, sans boire ni manger, devant la maison et qu’il n’abandonnait son attitude figée que pour sonner de temps à autre, à la porte de l’artiste. Après près de dix heures d’attente, il avait quitté les lieux sans un mot et s’était dissout dans l’effervescence estivale de la Côte d’Azur.

 

J’étais abasourdi devant autant d’indifférence de la part du peintre de Guernica. J’ai su, plus tard, après sa mort survenue un ou deux ans après, qu’il vivait sans sortir de son atelier où son entourage le maintenait en dehors de tous les événements extérieurs.

 

En reprenant la voiture, j’essayais d’imaginer la suite des événements. Paquito était certainement rentré à Madrid, peut-être à la pension de famille ? Avait-il tenté de se reconvertir dans la vente de billets de loterie, comme cireur de chaussures ou marchand de glaces dans les arènes ?

 

Je n’arrivais plus à retrouver son visage et à imaginer pour lui une nouvelle vie. Au fil du temps, son image s’estompa au point de disparaître, mais son souvenir restait toujours ancré en moi.

 

Aujourd’hui, il me plaît de penser qu’il avait abandonné son inertie obtuse de bête battue qui ne réagit plus aux coups pour quitter la place avec la dignité simple, indifférente et singulière d’un roi en exil. »

Patrice Quiot