Lettre à un imaginaire aficionado qui serait affublé du don d'ubiquité...

Cher Cerbère.

Toi qui possèdes trois têtes donc six yeux, tu as pu hier être en même temps à Castellón, Alicante et Badajoz. Sacré grand écart d'ailleurs, pour y voir Daniel et Emilio avec du Adolfo, Julián et J2M avec du Garcigrande, et les deux Antonio - Ferrera et Morante -, avec du Zalduendo.

Il fallait, dans trois registres différents, être dans les étagères des trois plazas car trois grands moments s'y sont déroulés, eux aussi dans trois registres différents. Je mets donc en forme ce que tu viens de me narrer.

D'abord pour la faena de Daniel Luque sur Tomatillo, le troisième Adolfo d'hier. Belle faena construite en majorité à droite sur un toro magnifique d'embestida, d'humiliation, de répétition et de véritable noblesse : celle qui permet d'enchainer les passes à répétition au moindre cite toqué dans la toile comme cela s'est passé avec son "hocico" qui a raclé le sable en suivant le leurre comme un brochet la cuillère. D'ailleurs, le président n'a pas hésité en sortant les mouchoirs "à la Matías", c'est-à-dire en même temps pour bien montrer qu'il n'y a pas la moindre hésitation dans l'attribution des trophées, et que ceux-ci ne sont pas consécutifs à une demande prononcée des étagères. Les 3 - encore ce trois magique aujourd'hui -, mouchoirs incluant le bleu. Je ne sais pas pour le troisième car je n'ai hélas pas vu la pique. Tu as dû, Cerbère, te régaler de partager avec le public conquis, ces moments d'exceptions où le bon toro rencontre le vrai torero : un mariage (lui) de courte durée qui se finit comme dans tout mariage de la carpe et du lapin, bien pour l'un et mal pour l'autre. Mais là aussi, Mektub, c'était écrit comme on le dit un peu plus bas de l'autre côté de Gibraltar. Quant à Emilio, renseignements pris, il n'a pas été aussi bien servi que Daniel, mais il a essayé de "faire le travail" avec ses trois Adolfo qui n'ont pas du tout été comme Tomatillo, hélas.

Ensuite, dans le mano a mano d'Alicante où les 50 ans d'alternative du papa homonyme de J2M ont donné des moments très émouvants côté toreros, mais pas pour leurs rencontres stricto sensu avec les toros : tout ce qui a touché à la commémoration du papa de J2M dans sa plaza d'adoption, a suscité un maximum d'émotion non feinte : J2M submergé de larmes non simulées. Côté toros, il a été mieux servi que son compère le Juli. Tu sais bien, Cerbère, que je désapprouve toujours autant sa suerte suprême du Julipié : mais les estocades de J2M ont été belles dont une, magnifique, a recibir, à mettre dans toutes les écoles. Julián et J2M ont pu sortir ensemble a hombros à la nuit tombée dans une liesse elle aussi, non feinte par l'aforo autorisé.

Quant à Antonio Ferrera, hier à Badajoz, il est tombé aussi sur un bon toro de Zalduendo et a mis en place son estocade de très loin, phase que je continue à ne pas comprendre (un recibir ou un encuentro n'ont pas besoin d'une telle distance qui pour moi est un geste presque inutile tant qu'il ne sera pas raccourci car le torero ne bénéficiera jamais d'une dernière charge puissante qui, elle, concourt à ce qu'Antonio puisse se mouiller les doigts). Si tu comprends son geste final, merci mon cher Cerbère de me l'expliquer car franchement je n'en vois pas l'intérêt.

Bonne feria à toi et aux tiens puisque tu m'as dit rester à Castellón dans cette feria qui promet puisqu'elle a commencé avec le panneau du « no hay billetes ».

Le temps s'est remis au beau. C'est quelquefois dommage, car il paraît "les toros sont comme les escargots, quand il pleut, ils sortent" (los toros son como los caracoles, cuando llueve, salen). Mais avec tes trois têtes, il te faudrait un sacré parapluie.

Je t'embrasse sur tes six joues...

Denis Germonprez