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Mardi, 06 Juillet 2021

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La dépolitisation  d’El Cordobés : Reflet d’une génération sous le franquisme... (1)

« Le franquisme, régime dictatorial sous l’égide du général Franco, s’étend de 1939 à 1975.

En trente-six années, l’évolution du système, qui desserre progressivement son étau, se répercute sur l’ensemble des citoyens. Néanmoins, la guerre civile et la forte répression laissent des séquelles importantes. De nombreux Espagnols se tiennent à distance raisonnable de la politique pour ne se préoccuper que de leur bien-être matériel, à l’instar du célèbre torero des années 1960. La dépolitisation du Cordobés, personnage dont les médias récupèrent l’image, semble être le reflet de toute une génération sous le franquisme.

Pour décrire les relations qui unissent la tauromachie et la société au sens large, certains aficionados utilisent souvent une formule aussi élémentaire qu’elliptique qui sied particulièrement bien à Manuel Benítez (1936-) : « tel torero, telle époque ».

Simon Casas écrit d’ailleurs que « certains toreros sont d’époque » parce qu’ils sont « en osmose avec les émotions de [leur] temps ». El Cordobés, nom de scène de Benítez, semble être en parfaite adéquation avec son temps, en personnifiant la société dans laquelle il évolue (Collins et Lapierre, 2000, 34). La dictature franquiste (1939-1975), période qu’il traverse intégralement, se reflète ainsi schématiquement dans la réussite du Cordouan : tout comme l’Espagne, il passe de la misère à l’opulence. En effet, El Cordobés est l’orphelin sans-le-sou du Premier franquisme (1939-1959), période autarcique d’un régime en perdition, puis devient le millionnaire du Second franquisme (1959-1975), temps faste de la dictature, grâce à sa spectaculaire tauromachie.  

Son histoire décrit une trajectoire ascendante, s’inscrivant et s’insérant en outre dans une société pour le moins aliénée. Le célèbre torero des années 1960 s’est librement raconté le 26 juin 2015 sur ses terres, à Cordoue. En ressort sa dépolitisation qui reflète en un sens celle d’une génération sous le franquisme.

Cet article se propose d’étudier le degré de conscience politique du torero en s’appuyant sur l’entretien – source première – réalisé à cet effet.  

L’enrichissement personnel : L’enjeu d’une vie.

Derrière le sourire infatigable du vieil homme et son caractère enjoué, on perçoit une profonde souffrance. L’homme est gai, sans pour autant dissimuler les cicatrices du passé qui, depuis, sont peut-être moins douloureuses. Si Benítez porte physiquement seize mètres de cicatrices sur son corps, infligées par des taureaux de combat, il reste néanmoins davantage affecté par celles invisibles imposées par des débuts de vie plus que cruels. Il a traversé des moments très difficiles pendant la guerre civile (1936-1939) et la première moitié du franquisme. « He perdido a mis padres » révèle-t-il d’abord, avant d’ajouter : « No había comida, no había vida, no había nada ».

Cette gradation témoigne d’une enfance mutilée par des événements bien sombres, revers d’une guerre fratricide particulièrement violente, ne laissant derrière elle que décombres. « Los cinco hermanos, no teníamos ni casa ni nada », précise Benítez, livré à lui-même dès son plus jeune âge.

Les conditions de survie sont sommaires pour tous ces orphelins qui errent l’estomac vide durant los años del hambre. L’historiographie confirme les dires du torero qui se fondent avec ceux plus documentés des historiens (Abella, Bennassar, Hernández Burgos) : Le vécu et le raconté convergent.  

Lorsque Benítez conclut que « Era una vida muy dura, una vida casi imposible de vivir », l’on comprend qu’il se soit fait « chair à taureaux » expression chère au philosophe Francis Wolff, destinée à mettre en avant l’immense espoir mu par la tauromachie pour ceux qui aspiraient à sortir de la misère et, par extension, à devenir riches.

Benítez ne s’en cache pas : « Lo que buscaba era una salida para sobrevivir, para vivir ». Ses premières ambitions naissent dans les latifundios en Andalousie au contact des premières bêtes sauvages : « Me di cuenta de que el toro tenía miedo de mí ».

C’est là qu’il trouve la force de se battre pour s’en sortir : « Anda, hay que ser torero », se dit-il pour se donner du courage alors qu’il est régulièrement poursuivi et brutalisé par la Guardia Civil avant d’être écroué à plusieurs reprises. Son passé explique sans doute que seul son bien-être financier n’a d’importance à ses yeux lorsqu’il débute sa carrière taurine. Le torero est à l’image de nombre d’Espagnols qui décident de « concentrar todas sus energías en la esfera económica » (Hernández Burgos, 2013, 176).

Benítez évoque à de multiples reprises certaines considérations financières qui ne le laissent jamais indifférent, et ce même à 80 ans passés. Il génère des masses d’argent considérables et se souvient avec précision des gains totalisés dans les années 1960 :

« En esa época, yo ganaba 250.000 pesetas de novillero. Podía comprármelo todo. Y negociaba para cobrar más, con don Pedro Balañá, el catalán… Se enfadaba pero aceptaba porque llenaba su plaza en Barcelona. Me dio 325.000 pesetas una vez. Veinticinco novilladas y era rico. Por corrida, un millón en Madrid y en Sevilla ».

Le torero, qui est analphabète, a une mémoire des chiffres assez surprenante. S’il ne sait ni lire ni écrire, il sait paradoxalement fort bien compter. Une synonymie entre gagner de l’argent et manger à sa faim s’opère, synonymie corroborée par les propos assumés de l’artiste qui scande : « Lo que quería era triunfar para huevos fritos ».

Tous les moyens sont bons pour s’enrichir toujours davantage. La quête de l’argent devient une fin en soi pour le phénomène de masse du Second franquisme, El Cordobés.

En effet, remplir les arènes est la condition sine qua non pour thésauriser. Pour ce faire, le torero est prêt à toutes les extravagances pour séduire les aficionados désireux de le voir à l’œuvre : sa tauromachie tremendiste, particulièrement dangereuse, conquiert des foules incommensurables. Il invente alors des passes très risquées, tel le saut de la grenouille, parce qu’il sait les désirs des gradins, en véritable analyste qu’il est. C’est ainsi que Benítez déclare :

« Veía muy bien las cosas desde la barrera. Dentro era distinto: vino a verme el público. Yo respondía al público. Y a pagar. Si haces buenas cosas, todo bien. Si no haces buenas cosas, el público no viene. Y se acaba ».

Il surenchérit : « Tengo ganas de dar al público ese mensaje, que disfrutasen porque pagaban ». Ses fantaisies, qui hypnotisent les foules, viennent donc répondre à une requête de son public. Pour son enrichissement personnel, le torero devient le bouffon le plus divertissant des arènes espagnoles des années 1960 et 1970. Les puristes de la tauromachie ainsi que certains de ses contemporains l’appelaient d’ailleurs « le Charlot », précisément parce qu’il y a une dimension on ne peut plus théâtrale dans les interprétations taurines du Cordouan. Comme il se met en danger pour gagner sa vie, il ne peut tolérer que la récompense ne soit pas « juste ».

Lorsqu’en 1969, les imprésarios refusent de lui augmenter ses gains, il boycotte les plus grandes arènes du pays en ne se produisant que dans de petites arènes portatives, devenant un guerillero des affaires taurines d’après la presse (El Ruedo).

Seule la lutte pour la satisfaction de ses exigences économiques est possible, c’est ce qu’il exprime clairement à travers ces quelques mots : « Tenía que defender[me]. Era una guerra y la gan[é] ».

L’argent est le moteur de la lutte : l’intérêt financier du torero se situe au-dessus de tout engagement.

« No busquemos política, no tenía relación con la política. La palabra queda enganchada. Querían desplazarnos, pero no han podido. No tiene que ver con la política », déclare-t-il encore pour démontrer que cette lutte était exclusivement spéculative. Cette idée rejoint les propos de l’historien espagnol Claudio Hernández Burgos :

« Muchos españoles se alejaron del mundo de la política alentados por el individualismo y el pragmatismo que la propia dictadura había contribuido a fomentar. El recuerdo de la posguerra y la extensión de la sociedad capitalista y los hábitos de consumo eran factores fundamentales para explicar por qué, hacia 1970, los ciudadanos estaban más interesados por los asuntos económicos que por las cuestiones políticas ».

Le poids de l’histoire fait sens ici : L’enrichissement personnel devient l’enjeu d’une vie pour rattraper le temps perdu dans une certaine mesure. Les privations et les humiliations du passé sont compensées par un présent prometteur : « Compraba lo que quería, y bueno… quería vivir tranquilo » explique-t-il à qui veut l’entendre.   Ces dires ne sont pas anodins : La quête de la tranquillité fait écho à l’individualisme dans lequel est tombé l’Espagnol de la zone grise, c’est-à-dire l’Espagnol attentiste et discret qui, n’appartenant ni au camp des vainqueurs, ni à celui des vaincus, s’accommode bon gré mal gré de la situation.

Benítez semble faire partie de cette Espagne grise bien que son père, combattant républicain pendant la guerre civile, soit mort dans les geôles franquistes. »

Fuente : 

Justine Guitard : Docteur en études ibériques et latino-américaines - Université de Perpignan.

Publié par Elodie Pietriga dans « La clé des langues » le 06/09/2017.

A suivre…

Patrice Quiot