Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE
Mardi, 20 Juillet 2021

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A l’Ouest des Valades...

L'avenir, fantôme aux mains vides, qui promet tout et qui n'a rien !”  (Victor Hugo / Les Voix intérieures)

Comme tous les matins que les dieux de Lascaux, de Combarelles, de Font de Gaume, du Cap Blanc, comme tous les matins que les bestiaires de Bara Bahau, de Maxange et de la Roque Saint-Christophe donnent en offrande à la rivière Dordogne, ce matin il fait beau.  

Les pâquerettes discutent politique avec le noyer du coin, le vieil hangar en planches disjointes prend le café au soleil, la route gratte ses nids de poule, les pissenlits offrent le vert de leurs feuilles à la langue rose des renards embusqués, le ciel prend des tonalités andalouses et les cailloux les reflets de l’or des Incas.  

A l'horizon du Nord : Audrix, St Chamassy, la Scandinavie des poupées blondes et les pingouins noirs de l'Arctique.  

Au Sud : Siorac, Cervantès, les moulins de la Manche, les pêcheurs de thon de Barbate, l’Algérie de mes origines et l’Afrique des colonies.  

A l'Ouest : Lalinde, le bec d'Ambez, l’Atlantique de Colomb et l'Amérique de Buffalo Bill.  

A l'horizon De l'Est : Mouzens, l’acier de la Ruhr, Moscou en flammes, les plaines de Sibérie et, au-delà, la Chine des mandarins cruels et des gamines aux pieds bandés.  

De la fenêtre du salon, à travers la fumée bleue de ma première cigarette, je songe.  

Dans le marc de café des gitanes en guenilles, dans la sève des hévéas des seringueiros de Manaus, avec les esclaves des berges du Mississipi, dans le regard d’un ours blanc dressé sur la banquise, dans le souvenir de ce torero aux yeux verts qui dormait dans un fossé de Medina Sidonia ; avec en tête l’image des figuiers de Palestine, du sable rouge du désert d’Atacama ou de Carnot et des soldats de l’an II, je songe à l’immensité de ce monde qu’enseignaient à Cléopâtre les médecins de Thèbes.  

Je songe à cette époque lointaine quand, à Nîmes un jour de 1961 puis un autre de 1964 Antonio Ordóñez et Le Cordobés avaient bouleversé ma vie.  

Je songe à ces dimanches quand mon père, mon frère et moi allions à pied au stade où j’applaudissais à tout rompre le Nîmes Olympique de Kader.  

Je songe aux  micocouliers de la cour de récréation du vieux Lycée Daudet et à ces vieux copains que je revois toujours avec un immense et désuet plaisir, mais aussi à ces professeurs que j’y ai croisé et qui sont  presque tous morts aujourd’hui.  

Je songe au Lycée Dhuoda quand je surveillais les internes de terminale, m’assurant qu’ils mangeaient bien le rata infect du réfectoire et ne feintaient pas le dortoir pour aller chez la mère C qui tenait une maison close rue de l’Etoile.  

Je songe à l’université Paul Valery en grève, mais aussi à Poe, Melville, Dos Passos, Ambrose Bierce, Stephen Crane, à Claude Richard, à Claude Fleurdorge et à Carson McCullers.  

Je songe au boulevard Talabot puis la rue Fénelon où nous habitions et où nous avons fait tant de fêtes débridées les soirs chauds de Féria.

Talabot et Fénelon où allongé sur mon lit couvert de tapis arabes je lisais en écoutant indifféremment Mozart, les « Beatles », Verdi, les « Doors » ou Jimmy Hendricks. Souvent aussi, j’allais traîner dans les bars du Victor Hugo ou au « Prolé », à la rue Jean Reboul ; j’y rencontrais de tout et de rien, des clochards et des voyous, des riches et des pauvres, de la connerie et du talent, de vrais et de faux artistes, de vrais et de faux militants, apprenant ainsi, à l’insu de mes pauvres parents, la philosophie de la vie et la dialectique des discours de comptoir.

Je songe à ces étés quand je partais en Espagne rejoindre mes copains les premiers toreros français. Nous dormions dans des pensions sordides et mangions des pois chiches dans des bouges. A Barcelone, nous côtoyions les travelos de la calle del Robador, à Madrid, sur la plaza Santa Ana, des mendiants infirmes rescapés de la guerre civile et des nains dignes de Goya et, dans le campo de Jerez, la misère des paysans andalous et l’opulence des grands propriétaires terriens, tenants du régime franquiste.  

Je songe à l’Angleterre du Nord que j’ai découvert à l’époque d’Harold Mc-Millan, d’Edward Heath et d’Harold Wilson puis à celle du Sud rencontrée plus tard sous le règne dur de Thatcher face aux mineurs d’Arthur Scargill et encore plus tard quand gouvernaient Tony Blair et John Major.  

Je songe à ma vie qu’avec une forfanterie souvent déplacée, je m’imaginais avoir bien remplie ; je songe à mon corps qui longtemps a été un serviteur fidèle, je songe à ce que j’ai aimé et à ce contre quoi j’ai lutté, je songe à ma famille dont l’aune tient aujourd’hui sur la demi-page d’un cahier d’écolier, je songe à ma fille que j’aime plus que tout et à cette petite statue en plâtre qu’elle m’avait offerte pour une fête des Pères, je songe à sa mère, mais aussi à ce dîner dans un restaurant arabe de Paris un soir de quart de finale de la coupe du monde en 1998.  

Je songe comme au pied des monts songeait Caïn.   Cet univers de rêve se réduira bientôt à une boussole de poche qui marquera mes limites.   Je songe aussi que c’est peut-être ici que je finirai ma vie, loin de l’ivresse addictive de la littérature, loin des folles nuits des férias, des plages du Grau du Roi et du soleil brûlant des arènes à six heures du soir.  

Loin de l’errance de mes vingt ans, des bistrots enfumés de Blaise Cendrars, loin des filles aux seins lourds et aux lèvres parfumées à l’anis, loin du vieux stade Jean Bouin ou de celui de l’Old Trafford, c’est peut-être ici dans la trigonométrie simple d’Audrix, de Siorac, de Lalinde et de Mouzens que, comme un vieux marchand du M’Zab, je règlerai mes comptes.  

Alors, les prés de L’Aurival seront mon terrain d’aventure final, le pont de Vic celui de Triana, la voie de la Vallée ma définitive et sage ligne de conduite, les sangliers de St Georges mes alliés du troisième tiers, le ciel de Bigaroque le saint chrême de la capilla où je confesserai mes pêchés, les galets de La Plage mes dernières plumes d’oie, la Dordogne ma dernière encre et la toile cirée de la table de la cuisine mon ultime écritoire.  

Et puis, un soir de lune verte, enroulé dans une feuille de tabac, je m’endormirai sous un noyer, sous une glycine ou un laurier entouré de l’affection d’une taupe et de celle d’un champ de maïs certain cependant qu’à l’Ouest des Valades, sous le pont de Limeuil, la Vézère continuera à rejoindre la Dordogne.

Patrice Quiot