Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE
Samedi, 11 Septembre 2021
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Curioso : Les tripettes de Barjols… 
 
« Selon la tradition, lors d’une famine, au Moyen Âge, les habitants de Barjols auraient été sauvés par l’apparition miraculeuse d’un bœuf dans l’enceinte de la ville. Plus tard, en 1350, les Barjolais et les habitants d’Aups, un village voisin, se disputèrent les reliques de saint Marcel, évêque de Die, inhumé dans un monastère entre les deux villages. 
 
Les jeunes Barjolais eurent le dessus et s’emparèrent des reliques. Ce jour-là, le village avait tué un bœuf en souvenir de la famine à laquelle il avait échappé ; les pieux voleurs arrivèrent au moment où étaient distribuées les tripes de l’animal ; tout le monde se mit alors à danser et à chanter. 
 
Depuis, les week-ends les plus proches du 17 janvier, la fête de la Saint-Marcel perpétue à la fois la “récupération” des reliques et le bœuf gras. 
 
Cette fête a lieu chaque année, mais environ tous les quatre ans (cette périodicité a varié au cours du temps) ont lieu les “Grandes Tripettes”. À cette occasion, avant 1995, un bœuf qui avait été promené dans la ville et béni par le curé, était ensuite sacrifié, puis embroché et rôti. La viande était distribuée ou vendue à la population selon diverses modalités. Aujourd’hui, la fête se perpétue, toujours aussi populaire, mais le bœuf qui est promené et béni n’est plus celui qui est cuit le lendemain.
 
Quelques jours avant les festivités, des particuliers décorent leurs portes et leurs fenêtres avec des rameaux de buis et des rubans et des fleurs en papier jaunes et rouges ; des commerçants font de même et installent dans leurs vitrines des petits bustes en terre de saint Marcel agrémentés de buis de rubans et d’oranges. Le rouge et le jaune sont les couleurs de la Provence, le buis toujours vert fait penser au réveil de la nature souhaité, quant aux oranges, doit-on les interpréter comme un symbole solaire ?
 
Le samedi matin, musiciens et corps de la bravade, habillés comme au Moyen Âge, s’égaillent dans la ville pour donner des aubades aux personnes que la communauté veut honorer ; de temps en temps, ils tirent en l’air de grands coups de tromblons.
 
Ensuite, le bœuf, enrubanné, cornes et sabots dorés, est promené dans la ville. Place de l’église, en présence du buste reliquaire du saint, le clergé bénit les armes des bravadiers et les enseignes du capitaine de ville et des officiers de la compagnie ; puis, c’est au tour du bœuf d’être béni par l’officiant.
 
Le bœuf est alors conduit, toujours en musique et en pétarades, jusqu’à une fontaine en haut de la place de la Rouguière et est invité à y boire.
 
Si le bœuf boit, c’est un bon présage, s’il ne boit pas, c’est un mauvais présage pour la communauté.
 
L’après-midi, a lieu, en l’église collégiale Notre-Dame-de-l’Assomption, la messe de Complies. Au cours de cette célébration, résonne, à la fin, l’air des Tripettes, provoquant le sautillement rythmé des participants.
 
La soirée se termine par une « pégoulado » (procession aux flambeaux).
 
Le dimanche matin est célébrée une messe solennelle en Provençal. C’est également l’occasion, dans l’église, de trépigner sur l’air des Tripettes. Cette messe est suivie d’une grande procession qui parcourt la ville en portant le buste reliquaire de saint Marcel. Elle aboutit sur la place de la Rouguière où le bœuf, préparé par les bouchers, est monté sur sa broche. Le salage de la carcasse, à laquelle a été laissée la tête, et l’allumage du feu se font cérémonieusement. L’après-midi est le temps de la fête : fête provençale avec groupes folkloriques et jeux gardians, et fête populaire avec bal, manèges forains, grand loto…
 
Lors des Grandes Tripettes, le bœuf était exécuté dans la nuit du samedi au dimanche et mis en broche sur la place publique le lendemain matin en grande cérémonie. Il cuisait toute la journée et était ensuite dépecé. Sa viande était distribuée pour partie aux notables et aux organisateurs, et pour partie vendue aux habitants pour être consommée. Peut-on dans ce cas, parler de sacrifice au sens religieux du terme ?
 
Cette question a agité les esprits de toux ceux, savants ou simples participants ou spectateurs, qui se sont intéressés à cette fête. Pour ma part, j’aurais tendance à répondre oui, dans la mesure où la plupart des caractéristiques d’un sacrifice animal sont présentes : le bœuf est paré, choyé, promené en procession dans la ville et surtout, béni par un prêtre consacré ; il est ensuite tué, mis à rôtir et sa viande est distribuée pour être consommée.
 
Les Catholiques eux ne partagent pas cette vision, les réminiscences de rites à caractère païen ayant toujours été fortement combattues par l’Église officielle. Ils défendent la tradition historisante – et datée – : l’arrivée des reliques de saint Marcel pendant une fête commémorant un événement historique – non daté – lors d’une ancienne famine. Il semble donc que le clergé local se soit accommodé d’une tradition ancienne et il est probable que sans cette christianisation de la fête sous l’égide de saint Marcel, elle aurait disparu.
 
Les universitaires, et en particulier les ethnologues, qui, notons-le, se sont beaucoup intéressés à cette manifestation, sont eux très partagés. Il y a les partisans du sacrifice qui apparentent (quelques fois avec excès…) la cérémonie de Barjols aux sacrifices pratiqués dans l’Antiquité gréco-romaine (la procession du bœuf fleuri des Grecs de Massalia, le sacrifice du taureau des adeptes Romains du Dieu Mithra…) et, en face, les partisans de l’historicité de la fête. Ces derniers, se référant aux premiers documents connus (XIVe s.) en font remonter l’origine au Moyen Âge et soulignent la discontinuité dans le temps avec des interruptions, dont certaines très longues, suivie de recréations, rénovations, revivifications, selon les époques. Ainsi, selon les tenants de cette vision, le bœuf embroché ne serait apparu qu’au début du XIXe siècle, puis réapparu en 1893, en même temps que la restauration de la procession dans l’espace public.
 
Il faut aussi noter les ressemblances de la manifestation barjolaise – la parenté, diront certains – avec les fêtes du Bœuf gras, en période de Carnaval, présentes dans de nombreuses villes de France et même d’Europe, du Moyen Âge au XIXe siècle, époque où elles disparaissent progressivement ; la plus célèbre de ces manifestations étant le défilé du « bœuf gras » mené par les garçons boucher lors du Carnaval de Paris. Plus proche de nous dans l’espace, on ne manquera pas de faire un rapprochement avec la promenade processionnelle d’un bœuf gras, paré et béni par le clergé, lors de la Fête-Dieu, à Marseille, cela jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Enfin, rappelons-nous que les sacrifices du bœuf, du taureau ou du buffle sont universellement répandus dans le temps et dans l’espace. Dans l’Antiquité, il vient en haut de la hiérarchie des sacrifices, en Égypte, au Moyen-Orient, en Grèce et dans le monde Romain. Hécatombe veut dire sacrifice de 100 bœufs en Grec. De nombreuses ethnies, de l’Afrique à l’Asie, l’ont pratiqué et quelques-unes le pratiquent encore (en Afrique, en Indonésie…).
 
Cependant, aujourd’hui, à Barjols, on ne peut plus véritablement parler de sacrifice, puisque, depuis 1995, la bête, vedette de la cérémonie du samedi, bénie par le prêtre, n’est plus celle qui est tuée et consommée.
 
C’est un animal de parade qui retrouvera son étable la fête terminée. Le bœuf qui est mis en broche le dimanche a été acheté directement dans un abattoir extérieur où il a été tué et préparé selon les normes et les règlements sanitaires en vigueur désormais.
 
Il est certain que les péripéties de l’histoire ont eu une influence sur cette fête, en particulier la Révolution française et les luttes anticléricales de la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Mais, il est non moins certain que la persistance, la continuation plus ou moins déguisée, ou la re-création, voire la création, d’une manifestation qui a toutes les caractéristiques d’un sacrifice, est en soi un phénomène d’importance qui ne manque pas de susciter des questions. À ce jour, elles n’ont pas reçu, à mon avis, de réponses satisfaisantes. Le cas de Barjols est d’autant plus intéressant qu’il est aussi le lieu d’une autre survivance : les « Tripettes » qui ont donné son nom le plus couramment utilisé à cette fête.
 
Dans l’église et lors de la procession, clergé et fidèles se mettent à chanter et à sautiller soudainement sur une musique brève et éclatante, véritable hymne local. Cette danse est un des marqueurs de la fête et un marqueur identitaire pour la communauté des Barjolais. Pour les Catholiques, ce nom et cette danse sont liés au mythe fondateur de la tradition : l’arrivée des reliques de saint Marcel au moment où étaient distribuées les tripes d’un animal tué pour commémorer une ancienne famine. Mais, il faut se rappeler qu’au Moyen Âge, le mot tripet désigne une danse frénétique, « endiablée ». À cette époque, on connaît des documents qui attestent qu’il y avait, à certaines occasions, des danses à l’intérieur des églises. Mais la hiérarchie ecclésiastique a toujours condamné cela et n’a eu de cesse de les interdire, si bien qu’elles ont disparu depuis plusieurs siècles… sauf à Barjols. Par ailleurs, les rites de piétinements sont connus des ethnologues qui les interprètent comme des rites de fécondité : il faut réveiller la terre pour sortir de l’hiver et favoriser la germination qui éclora au printemps. La danse des Tripettes serait donc elle aussi une survivance, une curiosité ethnographique, comme le « sacrifice » du bœuf.
 
Comme nous l’avons vu, les Tripettes de la Saint-Marcel n’ont pas échappé aux vicissitudes de l’histoire ; de même, elles sont aussi la résultante d’influences culturelles locales et régionales, mais également économiques (le tourisme…).
 
Le Var (côte et arrière-pays) fait partie, avec le sud-est des Alpes-de-Haute-Provence, de l’aire de répartition des « Bravades ». Les Bravades sont des manifestations où une troupe d’acteurs locaux, portant habits et uniformes historiques (souvent d’un Moyen Âge fantasmé), armés de tromblons ou de mousquets, accompagnés de musiciens, se répandent dans les rues, en cortège organisé ou en bandes ; ils donnent des aubades et régulièrement tirent, en l’air ou à terre, des salves assourdissantes. On ne sait depuis quand la bravade fait partie des Tripettes, mais les « bravadiés » en sont des acteurs essentiels.
 
Au début du XXe siècle, dans l’entre-deux guerres, le courant régionaliste Provençal, initié par Frédéric Mistral et le Félibrige avant la Première Guerre Mondiale, connaît un développement réel et exerce une influence plus marquée dans la Provence profonde. Les Tripettes ont toujours été une fête provençale, mais, dans les années 1930, alors que la fête connaît un regain d’importance et que son succès dépasse le cadre local pour devenir régional, son caractère Provençal s’affirme alors plus fortement. Le côté « folklorique » se développe.
 
Il en est de même au début des années 1950. À cette date sont introduits les gardians Camarguais par l’intermédiaire du poète Joseph d’Arbaud, dont la femme était originaire de Barjols. C’est aussi à ce moment-là que se formalise le scénario actuel du déroulement de la fête. La fête reste alors un événement important et authentique dans la vie des barjolais, mais elle devient aussi une attraction touristique originale qui attire un large public et qui intéresse la presse nationale et le monde universitaire.
 
C’est encore le cas aujourd’hui. »
 
Source : « Provence à vivre » de Serge Panarotto
 
Patrice Quiot