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PATRICE
Mercredi, 15 Septembre 2021
pq15ph
Après Alexis chroniqueur, Alexis historien… Alexis, revistero... (2)
« …. C’est une chose remarquable que les taureaux de la même race et de la même écurie ont presque tous la même allure et le même caractère. Les huit animaux que don Pinto López avait fournis à la course étaient également dangereux, et le péril était d’autant plus grand pour les hommes, que le Chiclanero devait tuer quatre taureaux seulement ; les quatre autres étaient destinés à l’épée des sobresalientes (doublures).
Le métier de doublure est triste en tout pays ; mais quand, outre les sifflets du public, l’acteur inexpérimenté doit affronter les cornes d’un taureau de combat, l’effroi se communique au spectateur lui-même.
Cet effroi, cependant, n’est point sans charme, et, à mon avis, l’inexpérience d’un matador novice double l’émotion, c’est-à-dire l’intérêt du spectacle. Presque toute crainte disparaît devant le sang-froid de Montes, ou même devant la confiance du Chiclanero, l’issue du combat n’est point douteuse, tandis que, en voyant l’épée trembler dans la main d’un sobresaliente, l’on se sent pris d’une poignante incertitude.
Le premier exploit du second taureau fut de renverser un picador si violemment, que le pauvre diable dut être emporté avec deux côtes brisées ; un autre picador prit sa place. 
Ce sobresaliente, moins brave et moins habile, ne voulait pas s’éloigner de la barrière, et refusait, malgré les huées de la foule et les oranges qu’on lui jetait à la tête, de faire vers le taureau les trois pas de rigueur. Un alguazil, selon la loi, vint lui commander d’avancer et le mit à l’amende ; le malheureux poussa timidement son cheval. A peine avait-il bougé que le taureau chargea.
Au lieu de le piquer à l’épaule, le picador le frappa au ventre. Aussitôt l’on se leva de tous côtés avec fureur, et ce cri retentit partout : « A la carcel ! à la carcel ! (en prison ! en prison !) ».
Puis, les vociférations redoublèrent parce que, au lieu d’éventrer le cheval, le taureau vint prendre l’homme à la cuisse et le jeta hors de selle sans renverser la monture. « Bravo, toro ! cria-t-on, bravo ! et « En prison le picador ! » Le pauvre diable avait la cuisse traversée, et l’hôpital seul put le sauver du cachot. Quand on enfreint les lois sévères de la tauromachie, le public espagnol est impitoyable. Il fait respecter les droits du taureau, et c’est lui qu’il plaint toujours quand on le frappe contre la règle.
Le taureau culbuta cinq ou six chevaux et reçut les banderillas. Tous les connaisseurs l’avaient jugé fourbe comme son prédécesseur, quand, au signal de la mort donné par une fanfare, un sobresaliente prit l’épée du matador.
A la manière dont ce jeune homme maniait la muleta, je devinai, quoique novice, qu’il savait mal son métier, et j’eus peur, j’en conviens, quand je le vis passer à plusieurs reprises la main sur son front pour essuyer les gouttes de sueur froide qui coulaient le long de ses tempes.
Le Chiclanero se tenait auprès de lui et l’encourageait. Ses conseils furent inutiles. Un instinct effrayant, mais naturel, entraînait du côté de la balustrade le matador inexpérimenté ; il croyait voir en elle une sauvegarde, tandis que son voisinage, au contraire, ajoutait au péril, puisqu’elle lui coupait, de ce côté, toute retraite. A la première passe, le taureau rasa de si près son maladroit agresseur, qu’il le fit chanceler ; à la seconde, il le culbuta, et, revenant sur lui, il plongea sa corne dans une cuisse du malheureux jeune homme et le cloua contre la barrière.
Ce fut un horrible spectacle, et je vois encore cet homme livide appliqué par la corne du taureau contre ce mur de bois rouge, à six pouces de terre, et ses pieds immobiles qu’une contraction nerveuse venait, comme cela arrive toujours, de déchausser. Le Chiclanero, sans hésiter, se jeta sur le taureau, l’empoigna par la corne gauche, le força de lâcher prise, et détourna sur lui sa rage ; puis, il ramassa l’épée et la muleta, et deux secondes plus tard le banderillero était vengé.
On emporta le sobresaliente. Pas une goutte de sang ne sortait de sa cuisse. La corne du taureau est si brûlante, qu’elle cautérise en perçant, assure-t-on, et c’est là ce qui rend si dangereuses ces sortes de blessures. En voyant emporter le banderillero évanoui, tout mon sang s’était figé dans mes veines, et je me demandais s’il n’était pas irréligieux et inhumain d’encourager par sa présence de pareilles tragédies. A ma grande surprise, mes voisins ne partageaient aucunement mon horreur. Autant le danger qu’avait couru le Chiclanero à la première course avait ému la foule, autant la blessure du sobresaliente les laissait indifférents.
De quoi s’était-il mêlé ? s’écriait-on ; ce n’était pas son affaire ; qu’il se fît tailleur ou bottier, ou qu’il apprît mieux son métier. Auprès de moi était une jeune femme aux longs yeux noirs, « pâle comme un beau soir d’automne, » qui lorgnait les spectateurs plus que le spectacle ; à la vue du blessé : Que tontito (quel petit imbécile) ! dit-elle en étouffant du bout de son éventail un joli bâillement.
Le Chiclanero abattit les quatre taureaux suivants avec une telle habileté, que la foule le proclama le second torero d’Espagne. Sa réputation a été toujours croissant depuis cette époque, et je sais plus d’un aficionado qui le compare et même le préfère intérieurement au grand Montes lui-même. Nul toutefois n’ose le dire, car on impose difficilement à la foule un nouveau talent ; elle sacrifie longtemps toute jeune gloire à une autre gloire admise ; si l’on peut chercher ailleurs des points de comparaison, c’est l’éternelle querelle de Mario et de Rubini, de Duprez et de Nourrit, et de tant d’autres.
Toujours est-il que le Chiclanero, s’il n’a pas acquis toute l’expérience de Montes, a plus de jeunesse, plus d’élégance et plus de force. Il est bien rare qu’il manque une estocade ; son épée, poussée par un bras d’acier, traverse le taureau en sifflant, comme un fer rouge qu’on trempe dans l’eau bouillante, tandis que le poignet de Montes, plus d’une fois brisé et affaibli déjà, fait souvent défaut à son habileté.
En outre, en vieillissant, Montes a contracté des habitudes qui désolent les vrais aficionados. Il habite les environs de Jerez, et les vins couleur de topaze que produisent les coteaux de son pays sont loin, assure-t-on, de lui être antipathiques. Il a perdu cette sobriété orientale qu’il conseillait autrefois, et sans laquelle il n’est point de bon matador.
Un espada, pour être sûr de sa main et de son coup d’œil, ne doit boire que de l’eau, et il est obligé de faire chaque jour, comme les danseurs, un exercice régulier, pour entretenir l’élasticité de ses membres. Je dois dire que le Chiclanero, le neveu de Montes, est accusé de tenir trop peu compte d’une autre défense que l’on faisait jadis aux athlètes.
On parle beaucoup de ses bonnes fortunes, que sa bravoure justifie, et l’on cite, à ce sujet, la plaisante histoire d’un poète, son rival, qu’il aurait jeté dernièrement par la fenêtre comme une orange, et sans plus s’inquiéter de lui. »
Alexis de Valon : « La decima corrida de toros»
Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 14, 1846 (p. 63-84).
Datos :
Le vicomte Marie Charles Ferdinand, dit Alexis de Valon, est un archéologue, voyageur et écrivain français, né à Tulle en 1818 et mort à Saint-Priest-de-Gimel ( Corrèze ) en 1851.
                                       
Le vicomte de Valon meurt accidentellement par noyade en 1851, en tombant dans l'étang de Saint-Priest-de-Gimel, près de Tulle, où sa famille avait son château.
                             Œuvres :                            
« Une année dans le Levant », Paris, J. Labitte, 1846, (La Sicile sous Ferdinand II et la Grèce sous Othon Ier 
La  Turquie  sous Abdul-Medjid
 
« Nouvelles et chroniques » : Aline Dubois ; Le Châle vert ; Catalina de Erauso ; François de Civille, Paris, 1851.
« Nos aventures pendant les journées de février », récit publié par Alexandre de Laborde, Paris, 1910.
José Redondo Rodríguezdit « El Chiclanero », né à Chiclana de la Frontera ( province de Cadix, Andalousie ) le 13 mars 1818, mort le 28 mars 1853 à Madrid.
Fils d'un ouvrier agricole très pauvre, il voit dans le toreo un moyen de sortir de sa condition. Il est remarqué au cours d'une novillada par « Paquiro » (Francisco Montes) qui l'engage dans sa cuadrilla où il restera pendant quatre ans banderillero1. Il considère « Paquiro » comme son maître. C'est d'ailleurs ce même « Paquiro » qui lui donne l'alternative à Bilbao le 26 août 1842, puis la confirmation d'alternative à Madrid le 19 septembre 1842.
Le succès d'« El Chiclanero » est immédiat. Comme tous les enfants de Chiclana de la Frontera, son ambition était de toréer aussi bien que « Paquiro ». Il y parvient d'autant mieux que « Paquiro » le prend sous sa protection. Il est éblouissant à l' estocade qu'il exécute a recibir, attendant le choc du taureau avec une « inimitable majesté ».
Très orgueilleux, refusant de toréer les taureaux qu'il juge trop petits, il lui arriva d'en tuer deux au cours de la même faena. L'exploit a lieu au Puerto de Santa María où, pendant qu'il combat, un autre taureau brise la porte d'un chiquero3 et se présente dans le ruedo. Avec un grand calme et après avoir donné deux passes à l'animal, « El Chiclanero » le tue d'une estocade précise et retourne terminer son combat avec l'autre taureau.
Acclamé, très apprécié, « El Chiclanero » a été une grande figure de la tauromachie, dont la rivalité avec « Cúchares » est restée aussi célèbre que celle de son maître « Paquiro » avec le même matador. Une véritable animosité opposait « Cúchares » et « El Chiclanero » aussi bien dans l'arène qu'à l'extérieur. 
Si « Cúchares » était plus varié à la cape, « El Chiclanero » était plus élégant et plus sincère à la muleta et à l'estocade où, dans l'histoire de la tauromachie, il est considéré comme un torero-prodige. En fait, il excellait dans les trois tercios de la lidia.
On considère qu'il a poursuivi l'œuvre de « Paquiro » et que s'il ne l'avait pas pérennisée, elle n'aurait pas autant marqué l'histoire de la tauromachie. Il est aussi resté célèbre pour la vie « déraisonnable » qu'il menait, s'adonnant très tôt à la boisson.
Il a été emporté par la phtisie à Madrid le jour même où il devait participer à la première corrida de la temporada.
Patrice Quiot
 
(NDLR : Patrice étant en déplacement à Nîmes, prochaines publications après la Feria des Vendanges)…