Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE
Vendredi, 15 Octobre 2021
jl15ph
 
Une chronique 1965 de Jean Lacouture…
 
Le Castillan et l'Andalou
 
« Sous un ciel couleur d'épée, six taureaux d'Oliveira sont morts lundi après avoir donné au plus admiré des matadors vivants, et au plus sobre de ses rivaux, la chance de montrer leur valeur, dans le site admirable de ces arènes d'Arles qui sont comme un paysage de montagne, une sierra hérissée de châteaux forts tapissés d'un lierre qui est la foule, immense ce jour-là.
 
Au creux de la vallée, deux maitres de cet art belliqueux et suave, Antonio Ordóñez et Santiago Martín (il écrit lui, « S. M. », Sa Majesté, comme Eisenstein) « El Viti », ont confronté leurs deux manières adverses de faire mourir les taureaux : en les charmant ou en les domptant.
 
Les taureaux, il faut qu'ils y mettent du leur : Qu'ils fuient, qu'ils bronchent, qu'ils soient aussi vicieux que des hommes, et voilà les tueurs bernés.
 
Le premier fit craindre le pire. Les autres furent braves, encore qu'affaiblis par la fièvre aphteuse qui sévit en Espagne, et leur coupe les pattes de devant, les faisant parfois broncher alors même que le châtiment des piques est faible. On vit, en tout cas, trois beaux et bons taureaux, les deux du Viti, le second d'Ordóñez - et ce fut assez pour que cet après-midi sans soleil fût radieux.
 
Antonio Ordóñez, nous l'avions vu paraître à Nîmes, un soir de juin 1952, avec son air un peu naïf et ses bonnes grosses jambes d'Andalou bien nourri. 
 
Chacun voyait déjà en lui un bel artiste, s'il savait vaincre sa nonchalance. Treize ans plus tard, chargé de gloire, maître en son art, riche de l'amitié d'Hemingway, il revient, après deux années d'absence des arènes, nullement alourdi, plus serein peut-être, et toujours seigneurial.
 
Peut-être Joselito faisait-il planer plus doucement encore les plis de sa cape pour que s'y fourvoie en rêvant la grande bête noire. Belmonte connaissait sûrement plus de tours pour que les charges du taureau dans la muleta rouge soient autant de chaînes qui le lient à son tueur jusqu'à la fin. 
 
A coup sûr, Luis Miguel Dominguín régnait plus parfaitement sur ce champ de bataille et ce théâtre qu'est l'arène à l'heure de la mort des taureaux.
 
Mais Antonio, né d'un grand torero et d'une gitane, à Ronda, ville sainte de la tauromachie, porte en lui ce mélange mystérieux de tradition classique et de charme sauvage qui fait l'art de Lorca. On le vit habile à se défaire de son premier adversaire. Avec le second, un rouquin très honnête, il établit d'emblée cette amitié qui fait les grandes faenas et les morts émouvantes. 
 
L'homme brave et le taureau roux ne se dissociaient plus, l'homme immobile, tournant sur lui-même, et autour de lui, le souffle de l'animal. Ordóñez s'écarta, donna deux coups d'épée médiocres, un troisième superbe. Le rouquin restait debout, foudroyé mais debout. Antonio le regarda longtemps, avec reconnaissance, regret, amitié, un peu d'impatience - « Eh ! camarade, tu as été parfait. N'insiste pas... » Une seule oreille - mais on fit fête à un maître revenu à son art, au sommet de son art.
 
Et Viti, c'est bien autre chose. Rien en lui de ce cachet gitan qui réchauffe la noble nonchalance d'Ordóñez. Tout chez lui est volonté, rigueur, vaillance.
 
Le Castillan face à l'Andalou
 
Un visage buriné de capitaine de Lope de Vega, une étonnante économie de gestes, une gravité presque sacerdotale. S. M. El Viti ne prend pas à la légère la fonction de tuer les taureaux. Il pourrait être ennuyeux, cet austère Santiago qui risque de faire penser au Maître de Montherlant. Il a été, lundi, digne d'admiration.
 
Comme il sait bien dominer son adversaire et, ayant montré sa force, lui rendre élan et confiance, le ranimer avec une sorte de froide tendresse, au confluent exact de la douceur et de la cruauté qui est la tauromachie même. 
 
Cette réanimation d'un animal qui manquait moins de souffle peut-être que de vrai courage, elle prit une forme splendide, une série de passes « naturelles » - sept, et de face, qui classe son matador.
 
On l'acclama. Valeur, vergogne, vaillance, Viti : On dirait un adage pour la médaille à laquelle se prête son dur profil. Ce n'est pas un matador pour touristes, et la démagogie n'est pas son fort. Mais on parlerait volontiers de lui en prononçant le mot en quoi un Espagnol résume un peu trop simplement son idéal : « Hombre », qui signifie homme.
 
On vit aussi, ce lundi, un jeune homme nommé Fuentes, consacré matador par Ordóñez, la veille, à Málaga. Il a de l'élégance avec la muleta.
 
Mais on le verra avec plus d'intérêt quand il aura appris à tuer proprement les taureaux - ce qui est, après tout, son métier. »
 
Arles, 21 avril 1965.
 
Signes du taureau
 
Chroniques 1965-1978
 
De Jean Lacouture /1979 /Julliard.
 
Datos :
 
Jean Lacouture, né le 9 juin 1921 à Bordeaux en Gironde et mort le 16 juillet 2015 à Roussillon dans le Vaucluse, est un journaliste et écrivain français, engagé à gauche.
 
Jean Lacouture est le fils du chirurgien Joseph Lacouture et d'Anne-Marie Servantie 1. Sa famille est catholique et ancrée à droite, propriétaire viticole et issue en partie de la noblesse. L'un de ses oncles est général dans l’armée coloniale (en poste à Madagascar), l'autre magistrat en Indochine. Ses parents sont abonnés à Gringoire et à La Victoire, mais ne sont pas antisémites.
 
Il fréquente le collège Sainte Marie Grand Lebrun, tenu par les marianistes, à Caudéran. Il fait ses études secondaires chez les jésuites du lycée Saint-Joseph de Tivoli, puis des études supérieures à Paris. Il est diplômé en lettres, en droit et de l'École libre des sciences politiques (promotion 1941).
 
Attaché de presse du général Leclerc à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il découvre l'Indochine et y fait ses débuts dans le journalisme où il rencontre les chefs du Vietminh révolutionnaire, dont Hô Chi Minh.
 
Après un séjour de deux ans à la résidence générale de France à Rabat au Maroc (1947-1949), Jean Lacouture commence sa carrière de journaliste et de reporter à Combat en 1950, qu'il poursuit au journal Le Monde en 1951 puis à France-Soir, en tant que correspondant au Caire entre 1953 et 1956.
 
Il revient au Monde en 1957 où il est chef du service outre-mer puis grand reporter jusqu'en 1975. Il collabore également au Nouvel Observateur.
 
Jean Lacouture se qualifie lui-même de revistero-amateur dans l'introduction de son livre Signes du taureau qui est un recueil des chroniques tauromachiques qu'il a fait paraître dans Le Monde de 1968 à 1979. Il a également préfacé un grand nombre d'ouvrages tauromachiques dont La Tauromachie de Claude Popelin et Yves Harté dans une introduction qui porte le titre « Notre ami Claude » (Popelin), avec François Zumbiehl. Il a aussi publié avec Robert Ricci, Corridas, détails de passion, où il revient sur la nature de l'afición.
 
Il continua d'être un ardent défenseur de la tauromachie, s'insurgeant contre l'interdiction catalane qu'il considère comme une décision politique 1. Les opposants ne manquent pas de l'attaquer notamment au moment où la tauromachie a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de la France, parce qu'il a fait partie des signataires de la lettre que les intellectuels et les artistes ont signée pour remercier Frédéric Mitterrand.
 
Patrice Quiot