Jeudi 25 Avril 2024
PATRICE
Samedi, 04 Décembre 2021
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Retrasado… 24 rue Fénelon…
 
Nos parents y habitaient.
 
En 1981 et 1982, ils partirent provisoirement à Nice et nous confièrent la maison. 
 
Nous y venions les week-ends et y passâmes deux Férias de Pentecôte de rêve.
 
C’était le tout début de l’ère Ojeda avant l’arrivée des Parisiens et du fino. La Pentecôte avait un caractère local d’estrambord populaire et le pastis toujours son mot à dire dans les bagarres qui souvent clôturaient les soirées.
 
Pour nous, la fête commençait à la bodega « Paquirri », chez l’ami Ribelin, le miroitier de la rue Notre Dame, en face le bar du XXème siècle.
 
Tauromachiquement, tout allait bien.
 
En 1981, l’après-midi du dimanche, Patrick tuait les Manolo González avec Manzanares et Emilio et leur coupait deux oreilles ; le veille au soir, Richard et Lucien avaient toréé les Camacho avec Curro Vázquez et l’avant-veille, Christian les Miura avec les frères Campuzano.
 
A la rue Fénelon, à partir de minuit, on buvait l’apéro sur la terrasse couverte de vigne vierge et on faisait des grillades sous les arbres du jardin.
 
Les tomettes du carrelage sentaient la cire fraîche, les meubles étaient recouverts de housses de toile, rien ne fonctionnait, mais tout était magnifique dans une sorte de décadence qui annonçait la fin d’un monde.
 
Nos enfants étaient tout petits, mais ils étaient associés à l’allégresse générale et nos chats aussi. Nous n’avions pas d’heure, chacun allait à sa fantaisie, le téléphone sonnait en permanence pour proposer de nouvelles aventures.
 
Le vieux frigidaire de la cuisine débordait des victuailles qu’on avait achetées au Halles.
 
Des banderilleros de passage y venaient ; outre Molina qui y vivait, je me rappelle du « Ali », du « Jaro » qui s’y arrêtèrent puis repartirent, pas étonnés…
 
Notre approche des toros était plus affective car nos goûts étaient plus simples. Nous adorions Paquirri et Manzanares et commencions à aimer Emilio Muñoz ; on se passionnait davantage peut-être tout simplement parce que nous étions plus jeunes.
 
Notre aficion déjà ancienne, nourrie d’une accumulation d’observations et soutenue par une volonté boulimique à comprendre, s’enrichissait par l’observation assidue du toreo de salon à Caissargues.
 
 A la rue Fénelon, dans la bibliothèque du couloir, Popelin, Laffront, le Tío Pepe, deux tomes du Cossío, des textes de Magnan, de Mario Bois, quelques numéros de « Toros », qui faisait encore référence, la collection complète du « Ruedo ».
 
Nous n’avions pas lu Bergamín, moins encore Cela.
 
Dans le fond du jardin, près du figuier qui sortait du mur de pierre et dans lequel habitait un grillon, on parlait jusqu’au matin de toros, de ceux de la veille, de ceux de l’après-midi, de ceux du lendemain en buvant du rosé de Gallician et du Listel gris.
 
Des noms ponctuaient la discussion : Marcel Sant, Robert Jonis, Gaston Lessut, Léon Liautard, Joseph Alcon, Lucien Benoist.
 
Ils n’avaient certes pas que des qualités, mais ce n’est pas pour autant qu’ils n’étaient que défauts. Je crois, aujourd’hui, qu’eux aussi aimaient leur ville.
 
En 1982, le samedi, Christian et François toréaient les Juan Pedro, le dimanche Lucien les Bohórquez, le lundi Patrick les Diego Puerta.
 
Nous étions fiers de cette émergence des toreros français endeuillée par la mort de Jaquito.
 
Dans le bureau, bien rangés à l’intérieur du sous-main en bois de mon père, nous alignions les abonnements attachés par des épingles. Aux arènes, nous étions tous ensemble au Toril Haut B, places 74 à 87, sur deux rangs. A quelques exceptions près, l’emplacement était toujours occupé par les mêmes.
 
Cette force vivace de la proximité a toujours guidé notre relation et nous partions en Espagne en bande joyeuse.
 
Dans notre ville en fête avec nos amis les plus proches, rien ne pouvait nous arriver. On se sentait presque les maîtres de Nîmes.
 
C’était un bel esprit de Feria et nous étions très heureux.
 
Mon frère et moi n’avons jamais dit à nos parents que nous avions ainsi dérangé cet ordre domestique auquel ils tenaient tant. Ils ne le sauront jamais. Ils sont morts tous les deux, la maison a changé de propriétaires et quand je vais à Nîmes, je ne veux pas y passer devant…
 
Patrice Quiot