Jeudi 28 Mars 2024
PATRICE
Dimanche, 12 Décembre 2021
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ALEXIS… Où on retrouvera Alexis, chantre de l’aficion (1)...
 
« … Je sortis du cirque dans un état d’exaltation difficile à décrire. J’eusse désiré que la lutte recommençât le lendemain et je me disais qu’en définitive un spectacle pareil était plus sain pour l’esprit et le corps que ces farces de bateleurs auxquelles on nous convie le plus souvent, sous prétexte de littérature, sur les théâtres du boulevard.
 
Dans ce moment, je voyais en beau l’espèce humaine, tandis que plus d’une fois à Paris je l’avais prise en pitié, en la voyant condamnée à répéter pendant trois mois quelque calembour grossier ou quelque ignoble grimace pour provoquer un rire dont les rieurs s’indignaient eux-mêmes. Je ne suis pourtant pas plus sanguinaire qu’un autre : je hais les chiens qui se battent, et un poulet qu’on étrangle me fait horreur ; mais les combats de taureaux n’ont, je vous assure, rien qui répugne.
 
Ils exaltent l’imagination au contraire et la grandeur du péril efface le dégoût. Les voyageurs de tout âge, de tout caractère, les aiment bientôt à la rage, et cette passion a été partagée récemment dans toute sa violence par une de nos plus grandes célébrités politiques et littéraires.
 
Les jeunes femmes même, quand elles ont vaincu la répugnance première, se prennent à les adorer, et je n’ai vu personne en médire, si ce n’est un jeune Parisien qui s’était trouvé mal au premier coup de corne. Seuls, les chevaux blessés ou mourants peuvent attendrir un cœur sensible, et peut-être inspireraient-ils quelque pitié, si l’on ne songeait pas exclusivement au danger continuel que court leur cavalier. Le meurtre de ces chevaux innocents a fait accuser de cruauté les aficionados.
 
En vérité, c’est bien à tort ; songez à ce qui se passe chez nous. Est-il plus cruel d’envoyer des chevaux au cirque que de les faire conduire à Montfaucon ? La corne du taureau est-elle plus douloureuse que le couteau de l’équarisseur ? Et n’aimez-vous pas mieux qu’un cheval de noble race, condamné à mort, meure dans un combat au bruit des applaudissements, que de le savoir succombant honteusement dans une voirie où les rats attendent son cadavre ?
 
J’en dirais autant des taureaux que j’aime mieux voir à l’arène qu’à l’abattoir. Le goût des corridas a d’ailleurs un résultat agricole excellent. Il stimule le zèle des éleveurs de bestiaux, et les places offrent à leurs haras un lucratif débouché. On ne tue pas moins de six taureaux par course, et un taureau de cinq ans vaut de 800 fr à 1000 fr.
 
Je sais tel grand d’Espagne à qui son haras de taureaux de combat rapporte annuellement plus de 400.000 réaux (100.000 francs). En Angleterre et en France, on choisit, comme vous savez, pour étalons les chevaux qui ont le plus vaillamment subi l’épreuve des courses. On pense, avec raison, qu’ils lèguent leur vigueur à leurs produits. On agit de même en Espagne à l’égard des taureaux. Lorsqu’un animal d’une force extraordinaire et d’un courage indomptable fait des prodiges dans le cirque, le peuple entier demande sa grâce, le président l’accorde quelquefois, et le taureau retourne aux champs, où, vivant dans l’abondance, il n’a désormais d’autre soin que d’améliorer, autant qu’il est en lui, la race bovine de la Péninsule, qui est, sans contredit, la plus belle de l’Europe.
 
L’an dernier, m’a-t-on dit, un taureau gracié sortit ainsi triomphalement du cirque de Séville, et j’ajouterai tout bas que j’ai entendu le peuple réclamer à Madrid la même faveur pour un autre taureau dont le seul mérite était d’avoir blessé à mort, dans le chemin de ronde, un pauvre sergent de ville. Viva et toro ! Viva et toro ! criait-on de toutes parts.
 
Le président fit un geste de colère. Alors toute l’assistance se prit à chanter en chœur cette demande et cette réponse que l’on se renvoyait d’un côté à l’autre des gradins : - ¿Quién es el presidente (qui est le président) ? - Un perro (un chien), ou à volonté un’ burro (un âne).
 
Le peuple espagnol, qui veut que le taureau brave soit honoré, exige, en revanche, que le taureau lâche soit puni et traité avec mépris.
 
Un animal qui n’ose pas se jeter sur un picador, qui n’entre pas à la pique, comme il faut dire, n’est pas jugé digne de l’épée d’un matador.
 
On lâche à sa poursuite des chiens qui le prennent aux oreilles, qui le coiffent, et un torero subalterne le frappe par derrière. 
 
Quelquefois même on lui coupe les jarrets avec un croissant emmanché d’un long bâton, et qu’on nomme la media luna. Alors le spectacle est révoltant et devient une véritable boucherie.
 
Dès que le péril cesse, le dégoût commence.
 
Quand le taureau est froid, sans être lâche, et qu’il a besoin d’être excité, on arme les banderillas de pétards (banderillas de fuego), qui éclatent contre sa chair et lui font faire des bonds désespérés.
 
Ce spectacle, à part ces incidents qui se reproduisent sans grande variation, est toujours le même, et cependant il n’est jamais monotone. On ne s’en lasse pas, et, tout au contraire, à chaque course l’enthousiasme augmente.
 
Ce drame est toujours d’un intérêt extrême, parce qu’il est réel toujours. C’est la vie d’un homme qui se joue devant vous. Un jour que Montés avait affaire à un taureau redoutable, un acteur comique, célèbre à Grenade, lui cria : « Tu pâlis, Montes ! » - « C’est vrai, répondit le torero ; c’est qu’il ne s’agit point d’un des mensonges que tu représentes, señor Marquez ; ici, c’est la réalité ! »
 
Ce mot explique l’intérêt de ces combats. La pâleur du torero est contagieuse, parce qu’elle n’est point, comme au théâtre, composée avec du fard, et son émotion vous gagne, parce qu’elle n’est pas feinte. 
 
Quand le soir d’un combat on assiste, comme il nous arrivait souvent à Madrid, à un drame ou à un opéra, on reste singulièrement froid devant les plus effrayantes péripéties, et la voix de Ronconi lui-même nous paraissait avoir perdu ses vibrations si puissantes.
 
Il est vrai qu’après deux heures d’une émotion aussi intense, aussi continue, on ressent une extrême fatigue. Il semble que l’on porte autour des tempes un bandeau de fer, et l’on est mal disposé à suivre les imbroglios de M. F. Soulié.* »
 
A suivre…
 
*Frédéric Soulié est un romancier, auteur dramatique, critique et journaliste français, né à Foix le 25 décembre 1800, mort à Bièvres le 23 septembre 1847. Il est, avec Honoré de Balzac, Eugène Sue et Alexandre Dumas, l'un des quatre grands feuilletonistes de la monarchie de Juillet. Fécond, très populaire à l'époque, il est l'auteur des grands succès que furent Les Mémoires du Diable et, au théâtre, La Closerie des genêts.
 
Il est presque oublié aujourd'hui.