Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE
Samedi, 08 Janvier 2022
mdu07ph
 
Miguel de Unamuno et la Fiesta Nacional (2/3)…
 
« … Face aux ferias de Salamanque vieilles de quatre cents ans et, plus précisément, face aux courses de taureaux, apparaît un clivage politique traditionnel et susceptible de s’appliquer au reste de la société espagnole.
 
D’un côté, les farouches défenseurs de l’ordre établi illustré par la tradition de la corrida ; de l’autre, les intellectuels salmantins dits “libéraux”, une poignée de professeurs de l’Université, collaborateurs assidus d’un organe républicain. Ils incarnent la tradition de l’élite des ilustrados du XVIIIe siècle en reprenant souvent les mêmes arguments que ceux développés par Torres Villarroel, Sarmiento, Feijoo ou encore Cadalso et Jovellanos. 
 
La Institución Libre de Ensenanza, fondée en 1876, a le vaste et ambitieux projet de “faire des hommes”, et prône l’austérité dans les mœurs, d’où une désapprobation de la “fête nationale”.
 
Miguel de Unamuno n’analyse jamais la corrida comme spectacle, mais il souligne avec exaspération le temps consacré par ses concitoyens aux commentaires des corridas passées ou à venir.
 
Pour Unamuno, une des façons de conquérir pacifiquement le Maroc serait de remplir ce pays d’arènes, ainsi les Maures ne parleraient que de taureaux et d’art tauromachique ; ils ne penseraient même plus à leur guerre sainte. 
 
L’écrivain affirme que pour parler de corridas, dire les mêmes choses, toujours de la même façon, penser n’est pas obligatoire.
 
Plus sérieusement, il s’en prend vivement à la presse taurine en pleine expansion en ce début de siècle. Elle est vivement accusée de contribuer à instaurer un climat d’une vulgarité affligeante qui flatte les instincts morbides de ses lecteurs : “La prensa explota la afición y vive en gran parte de ella, como explota la morbosa avidez del público por los relatos de crímenes. La prensa es un negocio y no una institución educadora”.
 
Le mauvais goût et la grossièreté de ceux qui écrivent et rendent compte des corridas sont constamment dénoncés. Ces écrits de mauvaise qualité sont, toujours d’après Unamuno, le fruit d’une maladie mentale nationale : la ramplonería ; la afición en est la conséquence : “La mentalidad del aficionado serio es troglodítica”.
 
Unamuno méprise les tirages importants des revues taurines qui relatent les histoires de cœur des toreros. Il ne peut s’expliquer comment, dans une ville universitaire comme Salamanque, un livre sur l’art tauromachique se vende quatre fois plus que les meilleurs romans de Pérez Galdós. 
 
Le plus navrant est le courrier des lecteurs, desaficionados, qui adressent des questions idiotes et vulgaires au directeur de la revue. Pour avoir une radiographie complète de la société espagnole, pour mieux apprécier la mentalité moyenne du peuple espagnol et connaître ses préoccupations, Unamuno conseille de lire trois sources intéressantes fournies par la chronique taurine de El Heraldo de Madrid, la correspondance de « La Moda Elegante e Ilustrada » et “los « Telefonemas” de El Mensajero del Sagrado Corazón de Jesús. 
 
De la même façon qu’il regrette la place excessive accordée par des revues au théâtre considéré comme un spectacle et non comme la manifestation d’un art littéraire, il juge démesurés les longs commentaires des faenas. Il affirme que l’amateur de corrida “vive sumergido en un océano de memez, sin fondo y sin orillas. Tiene el cerebro cornificado por ese cálido viento Sur que seca todo jugo”. 
 
Le seul jeu auquel s’adonne Unamuno est le jeu d’idées, le seul, par ailleurs, qui n’intéresse pas ses concitoyens soucieux d’éviter le mal de tête, remarque-t-il.
 
En définitive, toute cette presse abondante - 330 journaux ou revues se consacrent de près ou de loin à la corrida - provoque l’irritation et la tristesse d’Unamuno qui ne peut que constater cet engouement. A dire vrai, ses arguments sont répétitifs et le combat un peu vain. Il ne peut se défaire de jugements moraux, de préjugés et, à la place d’un clergé qui ne s’élève pas contre les corridas, il entreprend, parfois sur le ton du sermon, une œuvre de salubrité publique contre cette presse taurine qui s’infiltre partout, même dans les maisons closes.
 
A plusieurs reprises, Unamuno proclame qu’il ne s’en prend pas aux toreros mais aux spectateurs de la “fête nationale” puisque, comme il le rappelle : «Yo defiendo la mentalidad y la cultura de mi pueblo», “mentalité” et “culture” menacées par la stupidité et la médiocrité de la presse taurine et les propos superficiels des tertulias. 
 
En fait, Unamuno ne se révolte pas contre “la grande honte nationale” qu’est la corrida, intimement liée au concept de “barbarie” ; il analyse, sans porter de jugement, les raisons inhérentes au caractère espagnol qui poussent les jeunes maletillas vers la carrière de torero.
 
Dans ses articles de 1906-1914, le recteur de Salamanque reprend des idées développées dans ses essais de En torno al casticismo, et notamment dans “El espíritu castellano” d’avril 1895, pour s’interroger sur la “paresse” qui incite de jeunes malheureux à parcourir les chemins d’Espagne et à jouer leurs vies dans de sanglantes et cruelles capeas de village.
 
Unamuno n’est pas insensible à une question de fond qui complète ce terme de holgazanería, applicable au cours de l’histoire aussi bien au caballero qu’au pícaro, à l’aristocrate qu’au chulo ; il s’agit de “la question sociale” qu’un célèbre torero de l’époque, a résumé dans son langage à lui, en ces termes : “Si el toro da cornadas, aún las da mayores el hambre”.
 
Unamuno prend en compte une des composantes de l’afición, un des traits de caractère de “l’être espagnol” : sa dimension tragique, “que nos puede permitir penetrar hasta las más recónditas honduras de nuestro pueblo”.
 
Il raconte l’anecdote d’un jeune apprenti torero qui finit à l’hôpital de Valladolid, amputé des deux jambes, victime, non des cornes d’un jeune taureau, mais d’un accident de train, sur les tampons duquel il voyageait clandestinement :
 
Unamuno prend conscience que devenir torero ne peut se résumer à l’appât du gain, que le spectacle qualifié par certains de honteux, offert par ces gosses, cache quelque chose qui s’appelle “la gloire”. Même si certains n’hésitent pas à exploiter cette “gloire” pour faire du torero un homme plus célèbre qu’une personnalité politique ou qu’un homme de sciences et de lettres de valeur, Unamuno comprend que ces apprentis toréadors ont une façon bien particulière de demander l’aumône, inhérente à l’homme espagnol :
 
A plusieurs reprises, Unamuno fait intervenir dans ses articles des voyageurs étrangers et il ne manque pas de rapporter leurs jugements sur la corrida pour mieux les confirmer ou les infirmer. Le voyageur européen ou américain est toujours attiré en ce début de XXe siècle par la même Espagne fascinante de l’époque romantique, une Espagne “exotique” ; dans ce registre, figure en bonne place la corrida dont la description s’impose naturellement. 
 
Unamuno prend prétexte de la description par Sarmiento d’une corrida célébrée à Madrid en 1846 en l’honneur du mariage d’Isabel II pour reconnaître les qualités d’écrivain de ce dernier et sa bonne connaissance de l’Espagne ; mais il condamne aussi le penchant de l’écrivain argentin pour la corrida, qualifiée de “espectáculo bárbaro, terrible, sanguinario, y sin embargo, lleno de seducción y estímulo...
 
Par la suite, Unamuno regrette que certains étrangers se laissent abuser par le pittoresque, l’exotisme, de certains spectacles des corridas ou des attaques de diligence :
 
Le recteur de Salamanque conseille à un autre étranger, sud-américain également, révulsé à la vue de certains christs sanguinolents enfermés dans les cathédrales espagnoles, d’assister à une corrida pour mieux comprendre la signification de ces christs : “El pobre toro es también una especie de cristo irracional, una víctima propiciatoria cuya sangre nos lava de nos pocos pecados de barbarie”.
 
Cet étranger est alors convaincu de la dimension tragique de ces christs, alors qu’Unamuno finit par confier qu’il n’est pas insensible à “l’odeur de tragédie” que dégagent les corridas.
 
Peu avant la première Guerre Mondiale, entre 1912 et 1914, Unamuno trouve un allié en la personne de l’écrivain Eugenio Noel pour mener dans la presse une virulente campagne anti-taurine.
 
Cette campagne se déroule dans la presse de Madrid, dans le quotidien La Noche et, après des années d’isolement, Unamuno est tout étonné de trouver un allié en la personne d’Eugenio Noel. 
 
Dans un premier temps, Unamuno n’est pas insensible à la fougue et à la passion de ce jeune écrivain semblable à un autre homme de passion, Joaquín Costa, qui tempêtait contre la foule de ses concitoyens sur le chemin des arènes de Madrid, le jour même de la perte de Santiago de Cuba. Unamuno et Noel pensent briser l’indifférence publique.
 
Toutefois, des divergences apparaissent rapidement : Unamuno n’a jamais concentré ses critiques sur la corrida en elle-même, ni sur le torero, tandis qu’Eugenio Noel répète à satiété les sempiternels arguments contre le flamenquismo étroitement lié à la figure même du matador. Cet écrivain appartient au parti républicain, souvent attaqué par Unamuno.
 
Le discours de Noel est également excessif, redondant et promet des lendemains apocalyptiques, car le torero incarne, selon lui, toutes les causes des malheurs de la nation. L’écrivain a recours au lexique médical pour affirmer que les corridas sont “une plaie, une épidémie pathologique”, que le mal ronge les entrailles de l’être espagnol.
 
Unamuno ne tarde pas à prendre ses distances avec cette opposition primaire à la corrida pour mieux relier cette polémique au problème agraire si crucial durant les premières décennies du XXe siècle. Ses articles s’accompagnent d’un engagement du recteur de Salamanque sur le terrain, au cours de virulentes campagnes agraires entre 1912 et 1914 »… 
 
A suivre…
 
Patrice Quiot