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PATRICE
Dimanche, 09 Janvier 2022
mdu07ph
 
Miguel de Unamuno et la Fiesta Nacional (3/3)…
 
« Cette sensibilité à la question agraire se manifeste dans plusieurs articles tauromachiques, la “fête nationale” est prétexte à des digressions vers des considérations socio-économiques, écrites dans un souci de vulgarisation. 
 
Si Unamuno refuse un débat trop technique, il n’hésite pas à développer quelques arguments convaincants et concrets pour prouver les graves préjudices économiques causés à l’agriculture nationale par l’élevage des taureaux de combat.
 
Les corridas, proclame-t-il, sont un obstacle majeur au développement de l’élevage bovin traditionnel pour la consommation et elles menacent même le bétail à laine. Mais ce péril économique est avant tout un problème social et humain fondamental, qui frappe le paysan des campagnes de Salamanque et l’oblige à émigrer, parfois par villages entiers, notamment vers l’Argentine.
 
La révolte de Miguel de Unamuno n’a rien de rhétorique, juste avant la première Guerre Mondiale, il parcourt, en compagnie d’autres professeurs de l’Université, les villages du “campo charro” pour prononcer des discours agraristes semblables à certains articles de la fin du XIXe siècle.
 
Dans les écrits anti-tauromachiques publiés entre 1912 et 1914, il se limite à dénoncer l’attitude du propriétaire qui préfère les animaux aux hommes, non seulement dans la province de Salamanque, mais aussi en Andalousie. 
 
Quelques jours avant sa destitution, fin août 1914, il s’en prend à la fois aux grands propriétaires terriens andalous et à une presse qui préfère ouvrir largement ses colonnes aux comptes rendus tauromachiques plutôt que de consacrer des éditoriaux aux grèves des journaliers d’Andalousie.
 
Ceux qui contribuent à cet état de fait sont aussi les “aficionados” ; incapables de penser, ils créent ce climat imbécile et partagent la responsabilité d’une économie agraire désastreuse.
 
Quelques années plus tard, au printemps 1920, la mort dans l’arène du célèbre torero andalou Joselitο permet à l’écrivain de donner à l’événement une dimension sociale et de replacer cette blessure mortelle dans le contexte socio-économique. Il rend à nouveau responsable la corrida et ses amateurs de tous les maux dont souffre l’agriculture espagnole.
 
Le professeur de Salamanque prédit que, cet été, de nouveaux conflits agraires vont éclater dans cette Andalousie où est né Joselito ; il conclut que “esta muerte de Joselito es un incidente de la terrible lucha entre los amos de la tierra y los siervos de ella”
 
 Joselito est présenté comme une nouvelle victime de cette "fête nationale" dont il tente de définir l’idéologie.
 
Unamuno porte des jugements sur la façon dont se situent les différentes forces politiques par rapport à la “fête nationale” : monarchistes, dignitaires et militants catholiques, traditionalistes, républicains et socialistes.
 
Il rappelle que toutes les grandes fêtes royales comportaient des corridas et, grâce aux spectacles tauromachiques, des liens se tissaient entre le monarque et son peuple, ce qui prouve la survivance de la tradition monarchique au cours de l’Histoire. 
 
Aujourd’hui, les autorités, quelles qu’elles soient, continuent de légitimer, de cautionner la “fête nationale”, constate-t-il, indigné. Il précise que les éléments communément appelés “réactionnaires” ou “ultramontains” (cléricaux, carlistes, intégristes) fournissent les plus gros contingents de “aficionados” ; ce sont les mêmes qu’il condamnait déjà dans ses fameux essais de 1895, au nom du “casticismo”
 
Alors que le clergé tonne contre certaines pièces de théâtre dépravées, il se montre plus discret envers les corridas. Pedro Dorado Montero s’était déjà exprimé à ce propos, mais l’aspect moralisateur du discours d’Unamuno est dépassé par une tentative d’analyse politique. Il accuse ce “sutil reaccionarismo” d’imprégner la passion du public dont les forces mentales et spirituelles sont détournées par le spectacle taurin et, encore plus, par toute une presse sportive dont les comptes rendus sont un obstacle à l’émancipation culturelle d’un peuple.
 
Les forces traditionalistes sont donc accusées d’exploiter “la afición” afin d’endormir, d’abrutir et d’abêtir tout un peuple, alors qu’Unamuno tente, depuis des décennies, de l’éveiller à une culture. Dans des articles de 1906, 1912, 1914, le recteur de Salamanque rend hommage au Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, seul parti politique qui a su mener campagne contre la tauromachie afin de contrecarrer les influences néfastes de la “fête nationale” dans le monde ouvrier.
 
Cependant, Miguel de Unamuno reconnaît le caractère populaire de la “fête nationale”, elle renouvelle “la vieja tradición de popular barbarie, ο mejor que barbarie, salvajería” et dépasse ainsi les clivages politiques. Rares sont les régions qui résistent à cette épidémie que sont les corridas, et le nord, à commencer par sa Biscaye natale, est atteint, affirme-t-il, par une sorte de “meridionalización” ; seule la Galice semble préservée, ainsi que la Catalogne.
 
Un autre concept apparaît, celui de “tragédie”, tragédie imposée par les circonstances historiques, par la vie.
 
Autant l’article “La penetración pacífica” établit un parallèle humoristique et ironique entre le thème de la tauromachie et la Guerre du Maroc, autant celui intitulé “Jugar con sangre”, paru dans El Socialista en 1922, donne une dimension tragique à la corrida et à ce conflit colonial.
 
Unamuno dénonce “la frivolité sanguinaire”, non seulement de tout un peuple, mais aussi d’un gouvernement face à trois événements tragiques : la tuerie de jeunes soldats espagnols dans la guerre du Rif, la mort d’un torero de 20 ans dans l’arène de Madrid (Manuel Granero) et plusieurs exécutions au “garrote vil”.
 
Le peuple “frivole” assiste impassible à cette hémorragie tragique : “Es como si asistiera a una corrida de toros, escuela de frivolidad sangrienta”. Face à ces morts stupides dans le nord du Maroc et dans les arènes de Madrid, les autorités, à l’image du premier ministre, couvrent les deux événements, les légitiment et les justifient.
 
La problématique sociale que pose Unamuno, n’oublions pas qu’il écrit dans l’hebdomadaire du parti socialiste madrilène, débouche, une fois n’est pas coutume, sur une problématique morale, en l’occurrence, ce profond marasme dont souffre le peuple traduit par les phénomènes de “barbarie”, “matonería”, “tahurería”, “salvajería”, “chuladas”, qui en sont les traductions.
 
Une autre circonstance tragique modifie la vision de la corrida chez Miguel de Unamuno : L’exil de 1923 à 1930 à Paris, puis à Hendaye d’où il défie le régime de Miguel Primo de Rivera.
 
Face à la tyrannie des pouvoirs constitués, Unamuno affirme une force rebelle et solitaire, symbolisée par le taureau, le taureau de combat élevé seul dans les “dehesas” où abondent les chênes verts (les armoiries de la ville de Salamanque représentent un taureau près d’un chêne vert). Unamuno s’identifie au taureau indomptable qui, pour éviter le joug, a été arraché de son milieu naturel et condamné aux arènes fatidiques, c’est-à-dire à l’exil. Comme dans ses articles d’opinion, le mépris éclate, non pas contre la foule adulatrice, mais contre ceux qui adhèrent à la politique de la Dictature.
 
Ultimes circonstances historiques : dans cette Espagne républicaine, Miguel de Unamuno, vieilli, veuf, désabusé face à la “res pública” sent monter “la tragédie civile”, ce drame public encore souterrain. Dans des articles d’opinion, il a recours à des motifs taurins pour tenter de transmettre au lecteur cette “odeur de tragédie”. Pourtant, il croit encore à “une guerre civile”, c’est-à-dire au débat d’idées, au combat pour la culture et la civilisation.
 
Cependant, la fin de l’été 1932 est marquée par une préoccupation de l’écrivain face au “mal-être” de l’Espagnol et le diagnostic est grave : “El español medio ya no sabe para qué ha de vivir como español. Y es que no sabe para qué es España. Mas como esto nos llevaría muy lejos, y acaso a abismos tenebrosos, vámonos allí, a ver si hay hule...”.
 
Quatre ans plus tard, le 28 juin 1936, dans Ahora, Unamuno publie un de ses derniers articles dédié à son ami José Maria de Cossío, spécialiste de tauromachie. Le violent climat politique imprègne l’écrit du vieux professeur de Salamanque quand il évoque “la caza de unos obreros que se esta convirtiendo en fiesta popular y, además, nacional”. En ce début d’été 1936, selon Unamuno, la “fête nationale” révèle un vieux fond de fanatisme qui n’appartient à aucune religion historique précise, mais qui renvoie au terrible culte de la religion païenne, préhistorique, à l’époque des bisons de la grotte de Altamira, en attendant que l’Espagne ne s’enfonce dans "les ténèbres abyssales de “la afición” :
 
Unamuno a constamment ignoré le spectacle de la corrida. 
 
Par contre, cette indifférence cède la place au mépris et au dédain face à un public ignorant et à une presse tauromachique dont il ne comprend pas le succès. Il condamne aussi l’aspect historique de cette “fête de souveraineté”, marquée du sceau d’une monarchie qu’il exècre de plus en plus : jadis, la corrida était triomphante à l’époque de Philippe III, de Philippe IV et des favoris comme en témoignent les 107 corridas royales qui se déroulaient alors sur la “plaza mayor” de Madrid.
 
Aujourd’hui, les autorités survivantes sont celles qui président à la corrida et qui sont la cible des railleries de Miguel de Unamuno. Face à la “fête nationale”, le splendide isolement du professeur de Salamanque est évident. Il tente d’établir, de par son attitude de prédicateur, un nouveau pacte avec le lecteur ; l’auteur revendique ce rôle d’agitateur, de franc-tireur “orejisano”, semblable à ces bêtes des campagnes de Salamanque, “las que escapan sin hierro, cifra ο marca de gandería, sanas de oreja, y que se consideran res nullius, cosa de nadie”.
 
Toutefois, le mépris pour l’atmosphère festive vulgaire, ce moment de la fête, “ce moment saturé de surexistence, de surabondance”, disparaît chez Unamuno quand il manifeste sa compréhension pour les jeunes toreros victimes de la misère. Mieux, ce thème taurin évolue de telle manière qu’il a recours à l’allégorie du taureau, animal emblématique des vertus d’une race, dans ses poèmes de la “résistance” à la dictature de Miguel Primo de Rivera. Il puise alors dans la “fête nationale” la vision taurine de l’Histoire, ce “sentiment tragique de la vie” qui obsède ses dernières années. »
 
Sources : Presses Sorbonne Nouvelle.
 
Jean-Claude Rabaté
 
Datos
 
Miguel de Unamuno, né le 29 septembre 1864 à Bilbao et mort le 31 décembre 1936 à l'âge de 72 ans à Salamanque, est un poète, romancier, dramaturge, critique littéraire et philosophe espagnol appartenant à la génération de 98.
 
Miguel de Unamuno figure parmi les plus grands écrivains de l'Espagne de son époque, dont il est particulièrement représentatif : il est décrit comme un homme de passions animé par de multiples contradictions, ce qui en fait un personnage assez typique de l'Espagne de la fin duXIXe siècle et du début du XXe siècle.
 
Il occupe les fonctions de recteur de l’Université de Salamanque à partir de 1900, mais se voit destitué de sa charge en 1914 en raison de son hostilité envers la monarchie.
 
Ses articles virulents lui valent d’être contraint de s’exiler aux îles Canaries en 1924. De 1924 à 1925, il vit à Paris, 2 rue La Pérouse, où une plaque lui rend hommage. La chute de Primo de Rivera provoque son retour six ans plus tard, en 1930. Il retrouve son poste de recteur lors de la proclamation de la République.
 
En 1936, élu député, il livre un dernier combat contre tout pouvoir dictatorial lors d’une grande cérémonie franquiste le 12 octobre, jour anniversaire de la découverte de l'Amérique appelé en espagnol "día de la raza“, ce qui signifie ”fête de la race", où il prononce un discours resté célèbre. Il répond au professeur Francisco Maldonado, qui attaque les nationalismes basque et catalan, et s’en prend à l’évêque de Salamanque et au général Millán-Astray fondateur de la légion étrangère espagnole. Ses détracteurs crient « À bas l'intelligence ». Il manque d’être lynché. Il ne devra son salut qu’à l’épouse de Franco, Carmen Polo, qui le prit par le bras et le raccompagna jusque chez lui.
 
Il sera destitué de son poste de recteur.
 
Jean-Claude Rabaté : Professeur à l’Université 3 Sorbonne Nouvelle ; hispaniste, spécialiste de Miguel de Unamuno.
 
Patrice Quiot