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Vendredi, 14 Janvier 2022
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Séville : Féria et féria…
 
Séville offre un cas d’imbrication complexe entre la féria taurine et la grande fête de la ville, la Feria, généralement écrite avec une majuscule.
 
Les deux férias ne doivent pas être confondues.
 
Bien que la féria taurine soit située, de même qu’à Pampelune, au cœur du dispositif festif, les relations entre fête et tauromachie se traduisent très différemment.
 
Séville possède plusieurs fêtes d’importance, appelées Fiestas Mayores dont la Semana Santa et la Feria de Abril, également appelée fiestas de primavera.
 
La première est une fête fondamentalement religieuse qui commémore la passion et la mort du Christ. La seconde est une fête qui éclate en de multiples activités complémentaires, dont la tauromachie est une des composantes importantes. La féria d’avril commence le troisième mardi postérieur à la Semaine sainte et dure jusqu’au dimanche.
 
On considère généralement que la première féria d’avril est celle de 1847 qui a duré trois jours, du 19 au 21. Dès sa première édition a eu lieu une course de toros à laquelle n’a pris part aucun grand torero de l’époque. La première féria d’avril naquit d’une initiative mercantile qui visait à promouvoir une grande foire au bétail, afin de relancer l’activité commerciale d’une région en crise en ce milieu du XIXe siècle, dont les principales richesses étaient celles de l’agriculture et de l’élevage.
 
À l’origine de cette initiative, on trouve deux représentants de la bourgeoisie locale émergente, José María Ybarra et Narciso Bonaplata, l’un basque et l’autre catalan, qui proposèrent le projet aux autorités municipales. L’idée fut appréciée en haut lieu et la féria autorisée par décret royal, signé de la main de la reine Isabelle II. Ce décret renouait ainsi avec une autorisation d’Alfonse X le Sage, de 1254, qui avait accordé la tenue de deux foires à Séville, l’une au printemps et l’autre à l’automne.
 
La foire au bétail du milieu du XIXe siècle prit pour modèle celles déjà existantes dans les villages sévillans de Carmona et de Mairena del Alcor.
 
Jusqu’en 1972, la féria avait lieu sur le Prado de San Sebastián au sud-est de la ville pour être ensuite transférée dans le quartier de Los Remedios, de l’autre côté du Guadalquivir, afin de pouvoir s’agrandir et répondre à l’afflux croissant de visiteurs, en ces années d’élargissement de la fréquentation locale, nationale et internationale.
 
Remarquons d’abord que la féria taurine dure plus longtemps que la Féria. Elle commence généralement quelques jours après le dimanche de Pâques qui marque la fin de la Semaine sainte et se termine le lendemain de la Féria. C’est elle qui dans le temps fait la liaison entre les processions de la Semaine sainte et les fastes de la Féria. La corrida du dimanche de Résurrection, qui est hors féria taurine, signifie à Séville le début de la saison tauromachique et constitue l’un des événements les plus prestigieux de la « planète des toros », qui n’a sans doute pour seul équivalent en Espagne que la corrida de la Bienfaisance de Madrid.
 
Le ban et l’arrière-ban du gratin sévillan s’y retrouvent dans une sorte de prologue maniériste de la féria d’avril. Certaines bonnes familles s’y rendent à cheval, les uns remontent la rive du Guadalquivir sur laquelle s’ouvre la porte principale des arènes, la porte du Prince, les autres patientent à l’ombre dans la rue opposée, la calle Adriano, de laquelle les arènes insérées dans le tissu urbain sont invisibles.
 
Les arènes de Séville appartiennent à un ordre de chevalerie, la confrérie de la Maestranza créée en 1670. Cette confrérie intégra des chevaliers appartenant à des confréries plus anciennes, celle de San Hermenegildo et celle de la Vierge du Rosaire, deux figures tutélaires de la cité.
 
Ces chevaliers sont les descendants des nobles venus du Nord de l’Espagne pour reconquérir l’Andalousie maure. C’est cette même confrérie à qui fut confiée l’organisation exclusive des corridas. En 1733, la Maestranza construit une arène en bois, au lieu-dit El Baratillo du quartier de l’Arenal, qui est remplacée en 1763 par les arènes actuelles édifiées au même endroit. Cet héritage suffit à donner le ton et la mesure de ce que représentent les arènes de la Real Maestranza de Caballería de Sevilla : Un sanctuaire de la tauromachie et un haut lieu de l’identité sévillane.
 
La féria taurine de Séville compte aujourd’hui une vingtaine de courses consécutives, ce qui en fait numériquement la deuxième féria la plus importante après celle de Madrid. La bonne société sévillane se rend à la Real Maestranza comme celle de Milan se rend à La Scala. Si la Féria s’est démocratisée, les corridas à Séville sont plutôt allées dans le sens d’un élitisme croissant, ne serait-ce que par les prix élevés des entrées.
 
Mais là comme ailleurs, le public des arènes ne peut être réduit à une classe homogène de spectateurs.
 
Les corridas de Séville attirent de nombreux aficionados venus de toutes parts et de nombreux touristes souvent regardés avec hauteur. Les premiers, quelle que soit leur origine géographique, ne se définissent jamais comme les seconds, comme si le goût et la connaissance de la tauromachie leur offraient une forme de naturalisation. Les néolocaux s’empressent souvent d’afficher, avec plus ou moins de discrétion, qu’ils connaissent les lieux et qu’ils y viennent depuis des années : il ne faudrait pas passer pour un nouveau venu et surtout par pour un touriste.
 
Pour cela, les places situées à l’ombre sont souvent convoitées, tout au moins celles qui ne sont pas réservées, d’année en année, par les abonnés sévillans. On aura compris que l’arène fonctionne comme un creuset d’observation et de reconnaissance des autres, entre le haut et le bas, entre l’ombre et le soleil, entre les aficionados d’ici et les aficionados d’ailleurs, qu’ils soient madrilènes, de plus en plus nombreux grâce à la liaison ferroviaire à grande vitesse, ou qu’ils viennent des quatre coins du monde.
 
La corrida à Séville est-elle une fête ? Non, si l’on observe l’immense majorité des corridas qui se déroulent dans le plus grand silence, celui d’un public recueilli ou indifférent, mais qui s’abaisse très rarement à exprimer bruyamment son insatisfaction. Oui, si l’on tombe le jour où l’arène se livre à l’unisson d’un olé parfaitement synchrone qui rythme les instants de grâce d’un artiste inspiré. Il ne fait aucun doute que dans ce cas, qui en tauromachie ne peut jamais être prévu à l’avance, le spectacle est une fête avec les attributs qui classiquement la caractérisent : la liesse, l’effervescence, la démesure, la spontanéité.
 
Quoi qu’il en soit, la tauromachie est vécue comme un élément totalement indispensable à l’univers de la Féria. Les arènes constituent à partir de 18h30, le centre névralgique de la fête. Les bars et les restaurants alentour ne désemplissent pas. Les attelages venus du campo ferial se succèdent aux abords des arènes pour déposer leurs hôtes de marque.
 
Ceux restés au campo ferial regarderont également la course retransmise à la télévision. La relation inverse n’est pas vraie puisque beaucoup d’aficionados n’affectionnent pas du tout l’ambiance du champ de foire et prévoient même de se rendre à Séville uniquement pour les jours de la féria taurine qui précèdent la semaine dite des farolillos, c’est-à-dire la semaine de la Féria.
 
Ils trouvent que la féria taurine est alors plus intime et la ville plus agréable que lorsque le campo férial, à l’extérieur du centre-ville, polarise toutes les attentions au point que beaucoup de rues de Séville sont alors totalement désertes. En effet, à ce moment-là, les rues en fêtes sont bien celles de cette ville éphémère constituée de toiles de tentes et de rues qui toutes portent des noms de matadors sévillans.
 
C’est que la Séville utopique du campo férial ne cesse de jouer de la connivence avec l’univers tauromachique qui participe pleinement à l’identité sévillane et andalouse. Pour certains les liens entre fête et tauromachie à Séville vont encore au-delà, à l’image des analyses de Pedro Romero de Solís. Conformément à une interprétation sacrificielle de la tauromachie que l’on a déjà présentée, Pedro Romero de Solís voit dans la corrida du Dimanche de Résurrection le point d’orgue de la Semaine sainte qui ouvre sur le temps profane des réjouissances collectives de la Féria : « En réalité pour la sagesse inconsciente du peuple sévillan, le grand rite compensatoire, la grande cérémonie durant laquelle la mort de Dieu est surpassée par le triomphe de la Vie ne peut être une procession de plus sinon celle qui se produit lors de la corrida célébrée dans les arènes de la Maestranza, le Dimanche de Résurrection ».
 
La tauromachie occupe à Séville une place visible toute l’année, même en dehors de la Féria qui en accentue la présence.
 
La tauromachie constitue ici un élément à la fois autonome et intégré au contexte festif global.
 
Sources : « Jeux taurins d'Europe et d'Amérique » / Casa de Velázquez.
 
Patrice Quiot