Vendredi 29 Mars 2024
PATRICE
Dimanche, 16 Janvier 2022
mad16ph
 
Madrid : San Ididro et sanisidro…
 
Les principales fêtes de la ville de Madrid sont celles données en l’honneur du saint patron Isidore, autour du 15 mai.
 
Isidore était un laboureur de Madrid né en 1080 et canonisé en 1622 pour avoir, parmi beaucoup d’autres miracles dont certains posthumes, fait jaillir une source dont l’eau guérit tous les maux. À l’endroit où la source jaillit, au sud-ouest de la ville, fut construit l’ermitage de San Isidro, peint par Goya en 1787 et dont le tableau se trouve aujourd’hui au Prado.
 
Le jour du saint ne fut définitivement fixé au 15 mai qu’en 1669. Les actes religieux liés à la célébration du saint patron démarrent le dimanche qui précède le 15 mai. Tout commence par la bénédiction de la source miraculeuse attenante à l’ermitage où sont exposées les reliques du saint. Le matin du 15 mai a lieu une messe célébrée par le cardinal de Madrid, suivie d’une procession qui traverse le centre historique de la ville.
 
La dernière cérémonie religieuse qui clôt les fêtes de la San Isidro se tient le dimanche suivant dans l’ermitage de San Isidro, ponctuée par le chant Regina Cœli adressé à la vierge. Lors de ces fêtes qui durent une semaine sont organisés différents divertissements : des concerts publics en plein air, du théâtre de rue, un festival de théâtre (Distrito Quijote), un festival de musique (Titirimundi), des défilés de géants (gigantes y cabezudos), des expositions, une fête foraine et… une féria taurine.
 
mad16h
 
La féria taurine est appelée la San Isidro parfois orthographiée en un seul mot sanisidro et sans majuscule, comme s’il s’agissait d’un nom commun découplé du nom propre dont elle tire son appellation.
 
À la différence des fêtes de la San Isidro, la sanisidro dure plus de trois semaines du début du mois de mai au début du mois de juin. Avec un spectacle par jour, c’est la féria taurine la plus longue et la plus importante du monde. Si l’on y ajoute la courte féria de la Communauté de Madrid fin avril et la Feria del Aniversario, créée en 2006 à l’occasion du 75e anniversaire des arènes, se déroulant début juin, les aficionados peuvent assister à Madrid à plus d’un mois de corridas quasiment consécutives.
 
La féria taurine madrilène fut créée en 1947 par Livinio Stuyck, alors imprésario des arènes. Elle a d’abord été appelée « feria de Madrid » et réunissait sur cinq jours, à partir du 15 mai, les corridas normalement programmées sur tout le mois. Depuis le début du XXe siècle, une corrida avait lieu le jour de la San Isidro. 
 
Dans les années 1960, le nombre de courses données pour la San Isidro oscille entre 10 et 15. Le nombre de courses dépasse la vingtaine au début des années 1970. La sanisidro réunit généralement tous les plus grands toreros du moment, sauf lorsque les exigences de certains d’entre eux en termes économiques ou en termes de choix des élevages s’avèrent incompatibles avec la volonté ou le budget de la direction des arènes. 
 
mad16f
 
Pour la sanisidro, tous les éleveurs conservent leurs meilleurs lots de taureaux ou plutôt les plus respectables en termes de poids, de musculature et de cornes, bien que sur ce terrain les ferias de Bilbao et de Pampelune la surpassent. Il est d’usage assez courant de comparer la sanisidro à la grande bourse des valeurs taurines, qui chaque année fait varier la cote des professionnels, leurs prétentions salariales et leur nombre de contrats pour la saison en cours. Pour les arènes, le 15 mai est une date presque comme les autres, même si nous avons pu remarquer que ce jour promet généralement une affiche de qualité. Le 15 mai 2005, les arènes ont cherché à programmer une corrida en cohérence avec la dimension locale de la fête en mettant à l’affiche trois matadors de Madrid : El Juli, Matías Tejela et César Jiménez qui confirmait alors son alternative.
 
Si la tauromachie est une fête, et que la sanisidro représente la féria la plus importante au monde, il est surprenant de constater qu’il s’agit aussi d’une des férias les moins festives à l’intérieur des arènes, comme à l’extérieur.
 
Dans les arènes, aucune ambiance de fête pour des spectateurs réputés sérieux et intransigeants, qui préfèrent volontiers jouer le rôle d’un tribunal de l’orthodoxie taurine, plutôt que de se laisser aller à la moindre complaisance. 
 
Cette tradition de rigueur et de sévérité est ancienne. Lorsqu’en 1973, le matador Palomo Linares coupe la deuxième queue de l’histoire des arènes de Las Ventas, le lendemain, sous l’effet du scandale provoqué par une récompense fortement contestée, une partie du public portait un brassard en signe de deuil.
 
Certains secteurs de l’arène poussent cette exigence à l’intransigeance, voire à l’intégrisme comme hier la andanada 8 et comme aujourd’hui le très redouté tendido 7. Cette partie de l’arène correspond aux premières places du soleil qui passent à l’ombre quand le soleil décline.
 
Elles surplombent le terrain où a lieu la pique. Les spectateurs du tendido 7 ne font aucune concession à la présentation et à la qualité des taureaux, pas plus qu’ils n’acceptent le moindre manquement au règlement taurin. Cette intransigeance affichée est considérée, tantôt comme une juste rigueur, tantôt comme une attitude irrespectueuse et contestable, voire comme la manifestation d’une ignorance crasse ou délibérément provocatrice. 
 
Quoi qu’il en soit le tendido 7 aime jouer un rôle important et ses occupants ne se voient pas comme de simples spectateurs. La réputation de Madrid n’est pas seulement fondée sur les caractéristiques de son public. 
 
Un détail lourd de sens : aucune musique n’est jouée pendant que le matador torée, contrairement à toutes les autres arènes du monde où lorsque l’homme parvient à lier les passes de façon satisfaisante, l’orchestre se met à enchaîner les pasodobles. L’orchestre ne joue qu’au début de la corrida lors du paseo, lors des intermèdes entre chaque taureau et à la fin du spectacle. Ce détail est à l’image d’un intérieur très sobre : des gradins en béton, des piliers en acier basque, le drapeau de l’Espagne et de la Communauté autonome qui flotte au-dessus des arènes, une girouette en forme de taureau qui surmonte l’horloge, un balcon royal généralement vide. Les seuls éléments qui tranchent avec la sobriété du décorum festif sont les vendeurs de boissons agréés par les arènes et les victuailles apportées par les spectateurs qui généralement nourrissent aussi la cousine d’un cousin qu’ils ne connaissent pas. 
 
C’est sans doute dans les parties hautes de l’arène, tout au moins dans les andanadas et les gradas du soleil que les spectateurs sont le plus à la fête. Les lieux résonnent et la hauteur vous met à distance du spectacle lorsqu’il est ennuyeux. C’est aussi là que l’on trouve le public le plus bigarré où se côtoient des abonnés de longue date, un public populaire, des étudiants étrangers et des touristes qui découvrent à leur manière cet étrange spectacle.
 
mad16g
 
Immédiatement à l’extérieur des arènes, seuls quelques stands proposent des boissons fraîches non alcoolisées, des graines en tous genres, des chapeaux pour se protéger d’un mois de mai souvent caniculaire, des éventails, des souvenirs et autres verroteries taurines qui vont de l’autocollant à l’effigie du taureau de combat, à la paire de banderilles en plastique, en passant par les affiches de corridas où votre nom peut être inscrit au pochoir. Au-delà, s’ouvrent les bouches de métro de la station Las Ventas où s’engouffre une grande partie des spectateurs qui ne commenteront la corrida avec leur voisin que le temps d’un trajet. D’autres attendront que les transports en commun se désengorgent dans les bars de la calle de Alcalá et de ses rues perpendiculaires. Là, certains aficionados évoquent avec passion le spectacle : les mains tendues pointent vers le bas pour reproduire les gestes des toreros, les index se dressent, parallèles, pour reproduire les cornes, les verres et les tapas se déplacent sur les tables pour rejouer la position exacte des protagonistes, certains toréent les voitures qui roulent au pas à l’approche des trottoirs bondés. Pour une petite minorité, la nuit se poursuit tard dans les quelques adresses taurines que les arènes ont fixées. 
 
Pour autant l’ambiance festive qui serait imputable aux courses de taureaux s’essouffle dans l’ensemble assez vite. C’est pourquoi en 2003, les propriétaires des bars El Albero, La Tienta, et El Rincón de Jerez qui ne possèdent pas de terrasses sont furieux des mesures prises pour vérifier que l’on ne puisse consommer d’alcool sur la voie publique.
 
Les voitures de la police passent et exigent qu’aucune boisson ne soit consommée dehors, au moment même où les bars débordent sur la rue, avant que le reflux ne s’amorce lorsque le métro parvient à drainer sans encombre les passagers. Il faut dire que les arènes de Las Ventas ne sont pas situées dans les quartiers du centre-ville où se concentrent les animations. Le début de la construction des arènes date de 1929. 
 
Encore en construction, elles sont inaugurées une première fois en 1931, puis une seconde fois en 1934. Leur édification visait à remplacer les arènes de la Puerta de Alcalá, plus centrales, mais insuffisamment grandes pour répondre à la demande. Le projet de les agrandir en rognant sur la taille de la piste et en surélevant la structure d’un étage avait bien été envisagé, mais c’est finalement celui d’une nouvelle arène qui l’emporta. Les arènes sont alors construites tout au bout de la calle Alcalá qui prend son origine à la Puerta del Sol où se situe le kilomètre zéro de la ville et du pays. L’urbanisation galopante de Madrid a rapidement inséré les arènes dans le tissu urbain, mais elles demeurent à l’est de la ville, très excentrées par rapport au cœur historique et situées en bordure de la M 30, une autoroute urbaine qui contourne la partie centrale de l’agglomération.
 
Mais la distance au centre de la ville et la localisation des arènes n’expliquent pas tout pour comprendre l’absence de fête autour d’elles. Il faut aussi remarquer la faiblesse des liens et des références culturelles communes entre les spectacles taurins et les autres supports des fêtes de la San Isidro. Rien dans les festivités programmées pour la San Isidro ne tisse de relation entre l’univers de la tauromachie et les autres formes d’activités ou de divertissements. La plupart des aficionados qui ne sont pas de Madrid, n’ont d’ailleurs généralement aucune connaissance des autres aspects de la fête urbaine, certains ignorent même que la San Isidro puisse être autre chose qu’une féria taurine. La fiesta taurina relève ici d’une industrie culturelle dont la coïncidence avec la célébration du saint patron apparaît comme un prétexte lointain. En tous les cas, il n’existe nul signe extérieur marquant une quelconque continuité entre les courses de taureaux et les autres manifestations liées aux autres aspects de la fête urbaine, qu’il s’agisse des divertissements ou des actes religieux. Ce qui relie la fête et la tauromachie semble bien être, dans ce cas, une logique d’agglomération circonstancielle d’activités juxtaposées au sein d’une grande ville, où il est difficile de mesurer si le succès des unes profite au succès des autres.
 
Sources : « Jeux taurins d'Europe et d'Amérique » - Casa de Velázquez.
 
Patrice Quiot