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Samedi, 29 Janvier 2022
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Jean Lacouture : « Je regretterai les taureaux, de même que les dames dévêtues »…  
 
1966... Une chronique de Jean Lacouture : « Les oreilles, pour quoi faire ? »
 
« La foudre n'a pas frappé la feria de Dax cette année, le ciel est resté sec, l'infirmerie n'a soigné qu'une ancienne blessure de Litri, et pour tout drame, nous avons eu celui que fait planer, avec une application butée et chanceuse, Manuel Benítez El Cordobés - un drame dont on sait à quel point il s'apparente au mélodrame.
 
Mais tous ceux qui ont du goût pour cette fête insolite qui consiste à tuer des taureaux en public ont pris dimanche et lundi un grand plaisir aux arènes de Dax.
 
L'un des plaisirs possibles de la corrida, celui qui a trait à l'intelligence et à l'art déployés par les hommes. 
 
On ne redira jamais trop que la corrida, c'est d'abord le combat que soutient un animal pour survivre ou bien mourir, et qu'il n'est pas de métier ou d'art si grand qui fasse de l'affrontement de bêtes médiocres un beau morceau de tauromachie.
 
Il n'est pas tout à fait inutile de redire aussi que l'évolution du toreo moderne conduit à un corps à corps si étroit entre l'homme et le taureau qu'un certain type d'animal (de plus de cinq ans, pesant et bien armé) est chassé des arènes. Restent, dans les meilleurs cas, des animaux qui peuvent être beaux et donner à la corrida une signification et une tension autres que celle d'un dressage de veaux.
 
Tels ceux qu'on a vus à Dax, assez inégaux de présentation, le dimanche (les Domecq), les pattes assez faibles, le souffle court, mais braves, chargeant bien les picadors, et le cinquième et le sixième, vraiment nobles, adversaires de rêve pour de bons matadors.
 
Le lundi, les Oliveira étaient beaux à voir, mais moins braves, deux d'entre eux franchement fuyards (surtout le quatrième), tandis qu'un autre, le cinquième, avait la corne gauche fort abîmée. 
 
Mais par les temps que nous vivons et qui ne constituent pas, on le sait, un âge d'or du taureau de combat, c'étaient là des partenaires présentables au grand tournoi de l'arène. Ce n'est pas de ce troupeau honorable que la feria de Dax tira son lustre, mais des hommes qui lui furent opposés.
 
Mis à part Bienvenida, à la veille de la retraite, le Viti et Puerta, blessés, comment réunir plus prestigieux concile de docteurs en tauromachie ?
 
Quatre maîtres : Ordóñez, Aparicio, Litri, Camino et l'hérétique de Cordoue.
 
Une fois encore, c'est autour de ce mangeur de feu que se sont affrontées les passions. 
 
Le Cordobés eut ce qu'on est convenu d'appeler une bonne journée, faisant hurler les gradins et coupant quatre oreilles. Ne sommes-nous pas de plus en plus nombreux pourtant à trouver que cet étourdissant numéro de derviche tourneur, avec ses trouvailles géniales et ses pirouettes d'histrion, n'apporte qu'une excitation d'un instant, comme un alcool trop travaillé ?
 
« Catch as catch can », danse du scalp, combat de faubourg, rock and roll - on ne nie pas que ce tournoiement frénétique ait quelque chose d'envoûtant. Il semble prendre tant de risques à se traîner ainsi sous le mufle de son adversaire... Mais peut-on seulement comparer la qualité de l'émotion qu'arrache ce bouvier, qui semble avoir remplacé la consommation du petit lait par l'absorption du LSD, à celle que distillent un Bienvenida ou un Ordóñez?
 
Les plus intelligents partisans du Cordobés ont découvert un nouvel argument : il ramène la tauromachie à sa source, qui est le combat et non l'art. Tenons alors que le meilleur ténor sera celui qui, comme Orphée, enchante les animaux, et non Salzbourg ; et que le meilleur escrimeur devra déraciner un chêne, comme dans la Légende des siècles, pour rester fidèle aux origines.
 
Cordobés serait le héros d'une contre-révolution fondamentale qui balaierait, de Belmonte à Manolete, tous ceux qui ont donné son visage à la tauromachie contemporaine ? 
 
Contentons-nous de hurler avant tant d'autres aux cabrioles vertigineuses du possédé de Cordoue, en souhaitant que le public qu'il a tant contribué à ramener aux arènes y prenne le goût d'autres exploits.
 
A un ami qui lui disait voici quelques mois de ne pas sortir de sa retraite de milliardaire tant que sévirait le Cordobés, dont le style s'apparente à celui qu'il contribua tant à créer voici près de vingt ans, Litri répliquait : « Si je reviens, c'est précisément pour lui couper les ailes... »
 
Dimanche, à Dax, l'ancien novillero prodige a presque atteint son objectif. Les ans ont donné une nouvelle carrure à cette espèce de flagellant de Séville, à ce conquistador malingre au regard de supplicié. 
 
Il n'a guère appris à estoquer proprement, et son jeu garde quelque chose d'âpre, de court et de brûlé.
 
Mais ce dimanche, face à son deuxième taureau, nous avons vu ce que peut donner de plus beau ce type de torero, un « aguante » affolant d'immobilité, une rigidité de pierre, une passion qui ne se maîtrise que dans le dépouillement.
 
Quelque chose s'est passé alors entre l'homme et l'animal qui est comme le début d'un chant et fait penser à ce qui survient, dans l'opéra mozartien, quand le récitatif s'élève en mélodie. 
 
Face au grand taureau roux, son second, sa faena avait déjà été longue et périlleuse. Il se tourna vers les barrières où Ordóñez suivait son travail d'un œil fraternel, et quêta du regard un conseil.
 
On entendit Ordóñez lui jeter : « Garde-le, Miguel, tu n'en retrouveras pas de sitôt un comme celui-là... » 
 
Un comme celui-là ? Quelques minutes plus tard, Ordóñez faisait face à un autre Domecq aux charges franches, et ce qui chez Litri était bravoure et rectitude de gestes devint joie parfaite et grâce arrondie.
 
En prenant de l'âge, don Antonio s'est enveloppé de courbes qui, loin de l'alourdir, donnent à son art une beauté plus fruitée, plus savoureuse.
 
D'autres, tel Camino, le petit prince sévillan que nous devions admirer le lendemain, tirent la beauté de leur jeu de la ligne naturellement élégante de leur corps.
 
Chez Ordóñez, en état de joie, face à un adversaire qu'il a commencé d'envoûter, la beauté ne vient pas des gestes, des lignes, des attitudes, mais du rythme. Ce n'est pas à la sculpture, au dessin que l'on pense, mais à la musique : ce qu'il fait prend des grâces d'adagio.
 
Entre ces quelques minutes, qui rachètent tant de sombres journées de panique et de boucherie, et le cyclone provoqué par le Cordobés le lundi, on goûta le métier si sûr d'Aparicio, qui, face à un dangereux taureau d'Oliveira, son second, étala une science de pédagogue.
 
En quinze ans, comme son toreo a changé !... Le pâle adolescent aux audaces fragiles est devenu un maître un peu terne, mais de ton toujours juste.
 
Quant à Paco Camino, qui paraissait s'endormir depuis deux ans dans l'ombre du Cordobés, son fracassant contemporain, le voilà reparti vers de nouvelles conquêtes. Rien n'est plus pur que son jeu de cape, et, quand il cite le taureau de loin, on défie qui que ce soit de n'être pas ému par une si légère harmonie.
 
Cette feria de Dax aura été une fois de plus un sommet de la saison des taureaux en France : pourquoi n'y met-on pas un peu plus de rigueur dans la distribution des récompenses ?
 
On ne conteste pas la compétence du président, M. Boucou, ni celle de son assistant d'un jour, le charmant Pierre Albaladejo. Mais douze oreilles en deux jours... C'est le public qui força Ordóñez à renoncer à celle de son premier taureau, qui lui avait été accordée après un assez piètre coup d'épée.
 
On rappelait ces jours derniers, dans l'Aficion, qu'en deux ans (1915 et 1916) deux oreilles avaient été accordées à Séville.
 
L'une à Joselito, l'autre à Belmonte...
 
Qui prendra l'initiative de revaloriser les honneurs dans cette fête qui se veut celle de l'honneur ? »
 
Dax, 24 août 1966.
 
Datos 
 
Jean Lacouture, journaliste et écrivain, né le 9 juin 1921 à Bordeaux (Gironde) et mort le 16 juillet 2015 à Roussillon (Vaucluse).
 
Jean Lacouture se qualifie lui-même de revistero-amateur dans l'introduction de son livre Signes du taureau ( Julliard, 1965) qui est un recueil des chroniques tauromachiques qu'il a fait paraître dans Le Monde de 1968 à 1979.
 
Il a également préfacé un grand nombre d'ouvrages tauromachiques dont La Tauromachie (Seuil, 1994) de Claude Popelin et Yves Harté dans une introduction qui porte le titre Notre ami Claude (Popelin), avec François Zumbiehl.
 
Il a aussi publié avec Robert Ricci, Corridas, détails de passion, où il revient sur la nature de l'afición.
 
Il fut un ardent défenseur de la tauromachie, s'insurgeant contre l'interdiction catalane qu'il considère comme une décision politique Les opposants ne manquent pas de l'attaquer notamment au moment où la tauromachie a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de la France, parce qu'il fait partie des signataires de la lettre que les intellectuels et les artistes ont signée pour remercier Frédéric Mitterrand.
 
Patrice Quiot