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PATRICE
Vendredi, 11 Mars 2022
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«Carmen» et Nîmes...
 
La littérature garde la trace de l’histoire des arènes de Nîmes comme d’un lieu de spectacles d’exception.
 
Dans Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust s’en fait l’écho lorsqu’il s’interroge, non sans ironie : « Voir Sarah Bernhardt dans l'Aiglon, qu'est-ce que c'est ? Du caca. Mounet-Sully dans Œdipe ? Caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. »
 
À Nîmes, où la ferveur du public pour les spectacles ne se dément guère depuis le XVIIIe siècle – comme en témoigne Arthur Young dans le récit de son voyage en France à la veille de la Révolution – on aime le théâtre avec une passion dévorante et encore plus lorsqu’il est mis en musique.
 
L’opérette française y occupe une place grandissante, tandis que la tradition de la mise à mort d’un taureau pour Carmen, qui va s’étendre, est remise au goût du jour et apparaît comme une spécificité locale.
 
Cette pratique remonte à la première représentation de Carmen dans les arènes, le dimanche 12 mai 1901, qui a vu la mise à mort d’un toro par le novillero Valenciano Sapín, mais avait connu une longue parenthèse avant de s’imposer à nouveau à Nîmes.
 
Car, depuis la Pentecôte 1953, la Feria de Nîmes avait renforcé l’identité espagnole de la ville.
 
Ferdinand Aymé (1899-1982), directeur des arènes de 1941 à 1979, responsable à la fois des saisons tauromachiques et lyriques, incarnait cette imbrication locale des deux univers et modelait les cachets des artistes lyriques en fonction des bénéfices engendrés par les corridas.
 
Simon Casas s’inscrivit dans sa continuité.
 
Il fut le maître d’œuvre de la production de Carmen qui connut un très grand retentissement en célébrant le retour dans la ville de sa jeunesse, le 29 juillet 1981, de l’immense Régine Crespin qui n’avait plus chanté à Nîmes depuis le 30 octobre 1958.
 
Après des coproductions avec Bercy (l’Aïda de 1984 et la Turandot de l’été suivant), Nîmes vole de ses propres ailes et monte des productions maison qui font figure d’événements.
 
C’est un homme du monde des taureaux, le manadier Jean Lafont (1922-2017), qui présida à ce tournant artistique voulu par le nouveau maire Jean Bousquet (mandature 18 mars 1983 – 23 juin 1995).
 
Flash-back 1:
 
Carmen le 12 mai 1901.
 
« Ce n'est point un cartel déplaisant pour les aficionados : qu'on donne l'œuvre intégrale de Bizet dans le cirque millénaire où tant de fois son rythme initial préluda aux jeux magnifiques de la corrida, me paraît fort louable pensée et comme un pieux témoignage de notre particulière reconnaissance.
 
Bizet est le Rouget de Lisle de la corrida. Nous lui devons l'hymne de l'aficiôn sans lequel il ne saurait exister de parfait paséo, car il est avéré que nulle autre musique ne convient mieux à la marche triomphale des cuadrillas. Une telle affirmation peut susciter les sarcasmes de ceux-là seuls, qui n'ayant jamais ouï l'ouverture de Carmen aux arènes, ignorent quel enthousiasme provoquent les premières mesures dès que paraissent les alguazils veloutés de noir et chapeautés de plumes.
 
Avant les premières luttes s'affirme l'esthétique des tauromachies tandis que les cuadrillas promènent sous le soleil le scintillement des ors et de soies éclatants, par la noblesse des attitudes espagnoles et la gravité solennelle de cette heure que le génie de Bizet marque d'un signe d'une inimitable beauté. Un frisson sacré s'empare des foules latines à ce moment. Il semble qu'elles reprennent conscience des lointaines origines et que dans l'amphithéâtre reconquis, après des siècles, à sa primitive splendeur, s'éveille pour quelques instants, l'âme rajeunie des ancêtres.
 
Et Bizet n'est pas le moindre artisan de cette résurrection. C'est surtout par lui que l'impression demeure ineffaçable, son air chante dans les mémoires et le charme opère longtemps après que se sont évanouies les visions fulgurantes du drame.
 
Voilà donc la raison pour laquelle les aficionados applaudissent à la représentation de Carmen aux arènes. Ces témoignages ne s'adressent qu'à notre musicien. Meilhac et Halévy, les experts maîtres-queues par qui fut cuisinée, découpée et servie en couplets, la gitane de Mérimée, ne méritent pas cet excès d'honneur en la circonstance.
 
D'ailleurs, en tout autre cas, l'auguste vieillesse des arènes nîmoises s'accorderait mal des flonflons habituels à l'opéra comique, ce genre éminemment français ! paraît-il.
 
Si parfois des jeux scéniques peuvent attirer la foule dans le cirque romain, qu'ils s'inspirent de la majesté de l'immuable cadre et que les directeurs s'entourent de conseils avisés s'ils sont ignares en la matière.
 
Béziers a montré la voie, et le succès de Prométhée devrait exciter l'émulation des cités avoisinantes, encore que nulle ne se puisse enorgueillir d'un mécène pareil à celui de Biterre.
 
Des poètes et des musiciens séduits par la magnificence naturelle de ce théâtre où s'étend sur la couronne dorée du faite le velours d'azur estival y trouveraient peut-être, une formule d'art nouvelle jaillie des sources profondes de l'Antiquité aux mêmes lieux où surgissent immortels les arceaux du cirque et les temples.
 
Et l'éducation de la foule, instinctivement éprise de beaux gestes au grand soleil, et que séduisit pleinement la corrida, se parerait à ces fêtes de l'esprit alternant, dans un égal souci de beauté, avec celles du courage. Ce serait une force nouvelle infusée à la vie intellectuelle des cités méridionales ; leur charme en serait accru : elles y dépenseraient à propos les aptitudes héréditaires qui les font merveilleusement vibrantes et ouvertes aux choses d'art et de vénusté et quelle superbe réponse aux gouailles du septentrion !
 
Mais j'entends ici murmurer le cœur indigné des aficionados intransigeants. J'y reconnais la voix de vieux aficionados mais que je vénère et que j'aime, et de vieilles barbes du Toril, s'insurgent – en révolte ! D'aucuns penseront, peut-être, que Le Torero n'est point fait pour plaider de telles choses.
 
"L'afición n'est pas assez malade, aimez-vous mieux qu'on la tue ?" me disent des voix. Je ne pense pas la desservir en formulant le souhait que si des représentations de théâtre se donnent aux arènes, on les choisisse dignes d'elles ; et je me demande pourquoi l'on y refuserait aux artistes de lettres, l'hospitalité qu'on y accorde aux saltimbanques et aux bateleurs de toutes sortes, très estimables gens sans doute, mais fort déplacés en cet endroit.
 
Ils n'ont pas reçu l'éducation du baladin antique, qui devant la multitude, exécutait ses tours selon une méthode naturellement appropriée à l'ambiance, comme de nos jours se meuvent à l'aise sur le tapis feutré de la piste ou sur les tréteaux du music-hall, les modernes acrobates. Et tous ceux qui aiment profondément ces vieilles arènes, monstre qui de loin, semble veiller sur la cité nîmoise préféreraient les voir désertes qu'assister à l'intrusion du sacrilège, laideurs enserrées par le géant de pierre, dans son elliptique ceinture. »
 
 Louis Feuillade (auteur de Fantomas), Hebdomadaire “Le Torero” 12 mai 1901
 
Flash-back 2 : Carmen aux arènes de Nîmes en 1960
 
« La Féria 1960 a été marquée par une représentation exceptionnelle de “Carmen”, dans notre amphithéâtre. À première vue de telles soirées avaient déjà eu lieu, cependant celle que nous avons eu l'occasion de voir comportait la mort effective du taureau au 4e acte.
 
Et c'est ce qui fait l'intérêt de notre “Carmen”. Il ne nous appartient pas d'évoquer ici le côté artistique, disons tout de suite cependant qu'il fut parfait. Mais il convient de revenir d'une manière très particulière sur ce genre de spectacle unique surtout dans un cadre comme nos arènes. Certes, ces dernières n'ont pas été prévues pour des spectacles lyriques ou théâtraux. On a tendance à oublier que les Romains avaient construit un théâtre à l'intérieur du jardin de la Fontaine. Et depuis des années, on parle de notre petit théâtre antique, alors que ce dernier arrivait à un rang enviable immédiatement après ceux de Lyon et d'Arles.
 
De vieux Nîmois se souviennent encore d'avoir aperçu les derniers gradins où se trouve maintenant une pelouse.
 
Cependant, si nos arènes ne se prêtent pas à tous les spectacles, une judicieuse organisation permet de grandes réalisations. C'est ainsi que l'on se souvient encore de la représentation d'Aïda qui a eu lieu il y a quelques années. Ce fut une réussite totale, et les amateurs de “bel canto” souhaitent des soirées analogues. Ce qui d'ailleurs amènerait à notre ville un élément touristique supplémentaire.
 
 
Mais il nous faut souligner dans la dernière représentation de “Carmen”, non pas une innovation, mais plutôt une judicieuse reprise, la mort effective du taureau.
 
En pleine Féria, au moment où le taureau forme comme le thème principal de nos fêtes, une telle réalisation est donc digne d'intérêt. D'ailleurs, bon nombre de journaux français ont souligné son opportunité. Car tout ce qui se fait sous le signe de l'aficion est, "à priori", digne d'intérêt pour notre ville. Et, au cours de la réunion de la Commission des festivités qui a eu lieu quelques semaines plus tard, M. le docteur Baillet a fort judicieusement souligné ce fait : nous avons là une sorte de thème qu'il nous appartient de reprendre. Ainsi que le faisait remarquer M. le docteur Baillet, on saura qu'une représentation de Carmen d'un genre particulier a lieu à Nîmes pendant les fêtes de la Féria. On voit dès lors toutes les possibilités que nous offre une telle réalisation, surtout dans le domaine de la propagande touristique. Car il ne faut jamais oublier ce point qui est en l'occurrence d'une importance capitale.
 
C'est donc dans ce sens que nous pouvons utiliser nos arènes, car l'amphithéâtre a été construit surtout pour des jeux, et, non pour des spectacles et théâtre pur. Il offre donc de nombreuses possibilités, mais il convient de bien discerner ces possibilités et de les exploiter au maximum dans l'intérêt de notre ville et de sa Féria de Pentecôte.
 
Car une représentation de “Carmen” est susceptible de devenir le sommet de cette dernière avec les grandes corridas. Cela, il nous appartient de le faire dans le courant de l'année, sans oublier pour autant le Jardin de la Fontaine qui reste le grand méconnu. Carmen est donc un succès pour les organisateurs de notre Féria, il faut donc poursuivre l'effort qui nous n'en doutons pas sera fructueux. »
 
« Le Moniteur municipal », ville de Nîmes, N° 7, 1960.
 
Outre « Carmen », Nîmes, dans ses arènes, s’est tendue pendant plus d’un siècle un miroir à elle-même, reflet d’une identité complexe et plurielle où se mêlent le prestige de l’Antiquité à des couleurs plus provençales et hispanisantes dans ce qui reste avant tout comme le haut lieu de la tauromachie française et une salle à la vocation de plus en plus pluridisciplinaire.
 
Dans ces arènes, dont la vocation lyrique et théâtrale a été éclipsée par l’essor des grands festivals voisins (Avignon, Montpellier et Orange), on a pu voir et entendre à la fois du sport (boxe, tennis, catch, patinage, etc.), du théâtre classique ou moderne (Lapin-Chasseur en 1990), des films comme le Napoléon d’Abel Gance avec une musique jouée in loco par la Garde Républicaine, des ballets par la troupe de l’Opéra de Paris (1985, 1993, 2001), les grands noms du jazz (Miles Davis, Ray Charles, Lionel Hampton, Sarah Vaughan), du rock et de la musique pop internationale, de David Bowie à Björk en passant par Sting, Tina Turner ou Jean-Jacques Goldmann.
 
Sans oublier quelques attractions plus insolites comme le grand show d’un certain Buffalo Bill venu en personne les 27 et 28 octobre 1905.
 
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Datos 
 
C'est le 3 mars 1875 à l'Opéra Comique de Nîmes, que fut représenté pour la première fois “Carmen” de Bizet, d'après la nouvelle de Mérimée.Chronologie de l’opéra Carmen dans les arènes de Nîmes.12 et 18 mai 1901, (cf supra)
 
28 juin 1926 Juillet 1935 avec Renée Gilly et José Luccioni
 
2 juin 1945 avec Lucienne Anduran, Albert Delahaye, Charles Hébréard, François Audiger, Mireille Bérard
 
25 juin 1949 avec Raymonde Lapeyre, José Luccioni, Lucienne Denat, Charles Hébréard, dir. Edmond Carrière
 
28 mai 1955, avec S. Michel, R. Jobin, Martha Angelici, Julien Giovanetti, dir E. Carrière
 
2 juin 1960, avec Elise Khan et Andréa Guiot. (cf supra)
 
18 mai 1961, avec E. Khan, J. Brumaire, P. Finel, E. Blanc (torero Antonio Ordóñez)
 
14 mai 1964, dirigée par Roberto Benzi avec Francine Arrauzau, Albert Lance
 
3 juin 1965 avec Francine Arrazau, Paul Finel, Andrea Guiot, Ernest Blanc
 
26 mai 1966  avec Lyne Dourian, Christiane Stuzmann, Paul Finel, Felice Schiavi
 
14 juillet 1966, deuxième diffusion sur la première chaîne de la télévision de la Carmen tournée par Henri Spade dans les Arènes avec Andrée Gabriel (Carmen) et Richard Martell (Don José), direction : Pierre Dervaux
 
30 mai 1968 avec Regina Sarfaty (annulée)
 
22 juillet 1972 avec Regina Sarfaty, Andrée Esposito, Michel Molese et Robert Massard, Edmond Carrière dirige (torero nîmois Robert Piles)
 
7 juillet 1974 avec F. Arrauzau, A. Lance, A. Esposito, E. Blanc (torero Manzanares)
 
26 juillet 1975, (Paul Jamin / F. l’Huillier) avec B. Berini, G. Chauvet, A. Guiot, E. Blanc (torero : Joaquín Bernardó)
 
21 juillet 1977 avec F. Arrauzau, A. Lance, A. Guiot
 
26 juillet 1978 (André Guilbert / F. L’Huillier) Francine Arrauzau, Françoise Garner, Albert Lance, René Franc, (torero : Curro Vázquez)
 
26 juillet 1979, (Michel Fournier / F. L’Huillier) avec V. Cortez, Andrée François, G. Py, Pierre Le Hémonet et Nimeño II (qui coupe deux oreilles)
 
29 juillet 1981 avec R. Crespin, A. Vanzo, AM Blanzat, JP Lafont ; (cf supra)
André Segond, dans le numéro d’octobre 1981 de la revue Lyrica loue sa prestation ainsi : « Si, de toute évidence, Régine Crespin n’a plus l’aisance d’autrefois, surtout dans l’aigu, son incarnation de la cigarière reste toujours aussi prenante, tout particulièrement dans les deux derniers actes, où son médium chaleureux, le grain rare de son timbre et la clarté de son élocution, confèrent à son personnage tragique un rayonnement émouvant ».
 
3, 5, 7 juillet 1989, Ricco Saccani / Antoine Bourseiller, costumes de Christian Lacroix
 
9 et 11 août 2012, Carmen avec José Cura (annulée)
 
Patrice Quiot