Lundi 29 Avril 2024
PATRICE
Lundi, 14 Mars 2022
sp14ph
 
Une évocation de Sabine Sicaud (1)…
 
Cette nouvelle de Sabine Aussenac est une fiction inspirée de la vie et des textes de Sabine Sicaud, poétesse prodige de Villeneuve-sur-Lot, morte à quinze ans.
 
« Les peupliers.
 
Elle les voyait, immobiles et bruissant pourtant au vent, parsemées d’ors du couchant, leurs feuilles virevoltant à l’Autan. 
 
Fermant les yeux, elle imagina un instant d’autres soieries, celles qui dansaient, elles aussi, en chatoyances :
 
L’or et l’argent brodés ; le
chatoiement des soies ;
Dans l’air, cette dansante joie…
 
 Elle ouvrit la croisée et inspira profondément l’air chargé des parfums du soir : au loin, les labours promettaient déjà la blondeur des épis ; des bois tout proches, elle distinguait ces rousseurs aux senteurs de l’automne. 
 
Dieu qu’il serait long, le temps des retrouvailles…Tant de mois la séparaient de lui, des regards de braise qu’il lui jetait dans la ganadería, lorsqu’elle marchait aux côtés de son père en arpentant les enclos où les monstres sacrés s’ébattaient en liberté, sa robe un peu crottée toute frémissante des plaisirs de la terre taurine…
 
Sabine soupira, consciente soudain de la fragilité du temps, et de l’immense livre d’heure qui faisait de chaque journée un siècle ; Juan le lui avait dit, lors de leurs adieux, face à l’océan déchaîné, à la pointe du promontoire du Rocher de la Vierge :
 
Tu sais, ma princesse, je t’attendrai ; j’attendrai tes seize ans comme on attend une aube, et je porterai, ce jour-là, mon traje de luces comme pour fêter déjà nos noces ! Je t’épouserai, Sabinelita, je t’épouserai ici, dans l’église Sainte-Eugénie, pendant les Férias Andalouses, et puis tu verras, nous nous installerons dans la maison qui jouxte La Solitude…
Tu les verras toujours, tes chers peupliers ! Tu écriras tes poèmes, et moi je gagnerai toutes les corridas, je serai ton roi ! Les mois à venir nous sembleront une arène vide, mais ne t’inquiète pas, la foule de mes sentiments est là, pressée dans nos gradins, et tu entendras mon cœur hurler au souvenir de nos baisers…
 
Car Sabine était bien jeune…
 
Mademoiselle Sicaud, que son institutrice avait surnommée la petite poétesse de Gascogne, frôlait encore l’enfance, son beau visage de bergère pyrénéenne entouré d’une opulente chevelure auburn qu’elle coiffait à la diable l’été, courant sur la longue plage des Basques en appelant le vent.
Ses yeux rêveurs, toujours à crier famine devant la beauté du monde, voulant tout dévorer, ne se résolvaient pas à en accepter les fêlures ; son écriture ronde faisait rebondir ses pleins et ses déliés comme autant de collines de sa douce terre gasconne, tandis que ses mots, depuis longtemps, résonnaient de très anciennes souffrances…
 
Anna de Noailles, sa marraine en écriture, la surnommait déesse, déesse de ce verbe que depuis ses toutes jeunes années elle maniait comme on danse. 
La Comtesse de Noailles le lui avait écrit, en préfaçant l’un de ses recueils de poèmes :
 
« Elle raconte, et son chant qui danse ne craint pas les pirouettes de l’elfe. »
 
Et puis un seul regard avait suffi pour que son cœur d’enfant se mette à battre comme un vrai cœur de femme, au détour de la novillada de cette belle année 1927, au cœur des arènes de Bayonne, lorsqu’un qu’un jeune picador avait levé les yeux vers les gradins : y découvrant le sourire de Sabine, il avait salué la jeune fille de la main et lui avait implicitement dédié ses combats. 
 
Le sang jeune des taurillons semblait couler dans les veines du futur toréador, aussi fougueux qu’un taureau de mai, plein de sève d’enfance et de rêves à venir. 
 
Sabine, debout, avait assisté à cette novillada comme une jeune fille irait à son premier bal. 
La muleta avait été son carnet de bal : chaque passe du beau torero en herbe lui avait semblé un pas de tango.
 
Ah ! tout cela, toute la fièvre d’une ville,
Parce qu’un beau toréador aux sourcils noirs
Va passer comme un roi de légende…A
 
 
Le soir même, ils s’étaient revus. Sabine, qui avait revêtu ce que sa mère, une journaliste et poète un peu fantasque, appelait une « robe de gitane », faisait virevolter ses volants et ses pois en courant le long de la jetée et en déclamant des vers. 
Face à l’océan, l’hôtel du Palais dressait ses fastes d’antan, majestueux et élégant comme une valse de Vienne ; Sabine adorait entendre sa grand-mère raconter les folles soirées de l’Impératrice Eugénie, et plus encore son père citer aussitôt quelque phrase de Jaurès, taquinant la délicieuse vieille dame. L’avocat, passionné de politique, regardait d’un œil critique cette France nouvelle dont ses amis et lui-même dissertaient souvent, dans le grand salon de la Villa Solitude.
 
Ce jour-là, justement, il avait été invité par des amis espagnols à partager l’allégresse de la corrida, et, tandis que Sabine charmait les dames en récitant ses textes, il comparaît la vie politique de la vieille Europe à une arène…Tous ces noms qui résonnaient, Franco, Hitler, Mussolini… Toutes ces clameurs qui semblaient menacer la paix…
Mais Pedro, un professeur madrilène, lui expliqua gravement que la corrida était un combat, et non une guerre. Un combat juste et respectueux, contrairement à la guerre, dont la dernière, la « der des der », avait été une boucherie sans nom…
 
Un groupe de jeunes gens, devisant gaiement en espagnol, eux aussi, sortit de la terrasse de l’hôtel au moment même où la jeune fille la longeait. 
 
Elle se heurta presque à une grande silhouette longiligne et sourit en reconnaissant son chevalier. Rougissante, elle ramena son éventail à ses lèvres pour dissimuler son trouble :
 
Monsieur le torero ! Hola, qué tal, señor picador ? claironna-t-elle en rassemblant les quelques phrases d’espagnol dont elle se souvenait.
 
Señorita ! Comment allez-vous ? répondit le jeune homme en s’inclinant devant elle et de lui faire un baisemain.
 
Je m’appelle Juan de Olvidado, j’arrive de Séville. Je vais vivre quelques mois dans la propriété de mon oncle, en Arles. Connaissez-vous cette ville, Mademoiselle…
 
Sabine, Sabine Sicaud, répondit la jeune fille en se retournant pour présenter son nouveau héros à sa famille.
 
La soirée avait été délicieuse, tout comme les journées inoubliables qui s’en étaient suivies. 
L’oncle de Juan était un ami de longue date de Pedro, et les familles des deux jeunes gens ne tardèrent pas à sympathiser.
 
Ce soir-là, tandis que les adultes devisaient politique, Juan et Sabine restèrent un peu à l’écart, enivrés par les embruns qui fouettaient les rochers du vieux port. 
Fasciné par la culture de cette toute jeune fille de quatorze ans qui, malgré son innocence, avait déjà remporté de prestigieux prix de poésie, Juan lui raconta l’Espagne et les taureaux, sa terre aride, sa passion, tandis que Sabine lui citait Yeats et Alphonse Daudet.
 
Elle vivait au fin fond de son Lot-et-Garonne comme une Madame de Sévigné du vingtième siècle, échangeant de longues lettres avec Anna de Noailles et d’autres grands noms de la littérature, écrivant des poèmes dont tous louaient la force…
 
Mon cœur se souviendrait qu’il fut un cœur trop lourd
Et ne serait jamais un cœur neuf, sans patrie,
Sans bagage à porter de vie en vie…
 
L’oncle de Juan proposa aux Sicaud de venir terminer la saison en Arles, et c’est ainsi que les jeunes gens passèrent l’été 1927 dans le mas de la ganadería. 
Sabine apprit à monter à cru tandis que Juan écrivit son premier poème. 
La Camargue les ensorcela, la Corrida les rapprocha, l’amour les foudroya : les cigales assourdissantes couvrirent les soupirs de leur premier baiser…
 
Au 15 août, enfin, de retour sur la côte basque, Sabine accompagna le jeune homme à la Féria de Dax. 
Lors du paseo, ce n’est pas un regard de braise qu’il lui jeta, mais un immense bouquet de roses rouges. Dans la poche de son traje de luces, tout contre son cœur, il sentait la brûlure des vers que Sabine venait de lui dédier :
 
N’oublie pas la chanson du soleil, Vassili.
Elle est dans les chemins craquelés de l’été,
dans la paille des meules,
dans le bois sec de ton armoire,
… si tu sais bien l’entendre.
Elle est aussi dans le cri du criquet.
Vassili, Vassili, parce que tu as froid, ce soir,
Ne nie pas le soleil.
 
Sabine frissonna en repensant au soleil fou de l’été. 
Elle referma la croisée et descendit l’escalier en boitillant. Elle commençait à redouter le soir, et puis les nuits, surtout, les longues nuits où le sommeil lui refusait sa grâce. La vilaine blessure qu’elle s’était faite en trébuchant contre ce petit rocher pointu, au dernier jour de l’été, sur la plage des Basques, ne se décidait pas à guérir. 
 
Elle espérait pourtant être rétablie pour Noël, puisque Juan annonçait une éventuelle visite. 
Maître Sicaud irait le chercher à la gare de Montauban, et Sabine se faisait déjà une joie de lui montrer les paysages calmes et assoupis de sa belle campagne de l’Agenais.
 
Mais Juan ne vint pas, pas plus à Noël qu’au printemps. 
Retenu dans l’hacienda de ses grands-parents maternels, en Argentine, il écrivait à Sabine de longues lettres pleines de vent, de pampa et de cactus… Il racontait les chevauchées, les nouvelles passes qu’il apprenait, et puis il lui parlait de leur maison, de ces ailleurs qu’ils visiteraient, de tous les chemins qu’il voulait parcourir avec elle. Il lui décrivait même la ganadería qu’il dirigerait, lorsque serait passé le temps de la corrida et des lumières… Il voulait beaucoup d’enfants, autant d’enfants que de poèmes…
 
Sabine, elle, se retirait peu à peu de ce monde, entrant en elle-même comme on entre au couvent ; il lui semblait, tant sa douleur était vive, devoir renoncer à tous ces lointains. 
 
Noël, cette fête qu’elle adorait, elle le passa recluse dans sa chambre, à relire Selma Lagerlöf. Elle voulait les revoir, oui, ces neiges, ces lumignons d’hiver, mais son corps devenu une insulte ne lui permettait plus que ces merveilleux voyages imaginaires…
 
La Comtesse de Noailles ne réussit pas, elle non plus, à lui faire entendre raison. Elle voulait lui faire consulter des amis médecins à Bordeaux, mais la jeune fille se refusait à quitter la villa. 
On eût dit qu’elle attendait une visite, une visite si importante qu’elle ne pouvait souffrir le moindre éloignement, dusse-telle en mourir…
 
Car Sabine souffrait d’un mal inexpliqué. Enfiévrée, comme rongée, elle hurlait en silence, griffant ses cahiers d’une écriture vengeresse en appelant la mort. 
 
Parfois, la nuit, en ses draps de lin lourds d’avoir porté ses maux, elle se débattait en gémissant et ne voyait plus que le sang, le sang qui éclaboussait ses rêves… Et puis l’aube la baignait de son réconfort solaire, et, lorsque les premiers rayons du printemps filtraient à travers les persiennes, la jeune fille parfois dansait à nouveau au rythme de l’Espagne…
 
Du sang… Je le sais trop. J’en ai l’horreur,
Le remords comme vous qui chérissez les bêtes.
Mais ce vertige de soleil ! cette couleur
De Goyas qui bougent et chantent – ce que jette
L’éclat des éventails, des fleurs,
Des lèvres et des yeux sur les plazas en fête
A Séville, à Madrid, partout où l’on entend
Des grelots et des castagnettes…
Ce décor éclatant
Où des mules aux pompons rouges se profilent… »
 
A suivre
 
Patrice Quiot