Lundi 29 Avril 2024
PATRICE
Mardi, 15 Mars 2022
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Une évocation de Sabine Sicaud (2) …
 
« … Un matin, ses parents la trouvèrent inanimée. Elle tenait en ses mains une gazette barrée d'un titre racoleur : « Le torero et la meneuse de revue »…
 
On y parlait d’une soirée un peu arrosée lors des férias de Pentecôte, et de Juan, qu’un photographe avait surpris dans les bras pleins de plumes d’une Joséphine Baker de province…
 
La lettre du jeune homme, dans laquelle il se confondait en excuses, expliquant la nuit de mai, les mojitos, l’entraîneuse, ne suffit pas à convaincre Sabine.
 
Pourtant, elle pardonna. 
 
Elle se souvint que l’amour excuse tout, supporte tout, elle regarda son mécréant de père de ses yeux pleins de fièvre et lui récita I Corinthiens 13, toute de blanc vêtue, un dimanche de juin, petite mariée confiante et lumineuse…
 
Et elle écrivit à Juan, lui demandant de vite venir, s’il voulait la serrer dans ses bras avant les férias de l’été…
 
Amour, mon cher Amour, je te sais près de moi
Avec ton beau visage.
Si tu changes de nom, d’accent, de cœur et d’âge,
Ton visage du moins ne me trompera pas.
Les yeux de ton visage, Amour, ont près de moi
La clarté patiente des étoiles.
De la nuit, de la mer, des îles sans escales,
Je ne crains rien si tu m’as reconnue.
Mon Amour, de bien loin, pour toi, je suis venue
Peut-être. Et nous irons Dieu sait où maintenant ?
Depuis quand cherchais-tu mon ombre évanouie ?
Quand t’avais-je perdu ? Dans quelle vie ?
Et qu’oserait le ciel contre nous maintenant ?
 
Juan promit. Il irait encore faire l’ouverture des corridas de Bayonne, et puis il passerait à Biarritz et lui rapporterait un cierge de « leur » église, de Sainte-Eugénie, et puis du sable, aussi. Il lui apporterait le monde, il la guérirait, torero thaumaturge. 
Sabine l’imagina dans son traje de luces, et elle savait que chaque combat contre le taureau ressemblait à ses propres nuits, lorsque le mal qui l’abimait lui plantait ses banderilles dans sa chair tendre. 
 
Elle luttait, elle aussi, à armes égales, aux maux elle répondait avec ses mots de poétesse folle, comme le taureau regarde le toréador avant de tenter de le renverser. Sabine voulait encorner ses souffrances.
 
Laissez-moi crier, crier, crier…
Crier à m’arracher la gorge !
Crier comme une bête qu’on égorge,
Comme le fer martyrisé dans une forge,
Comme l’arbre mordu par les dents de la scie,
Comme un carreau sous le ciseau du vitrier…
Grincer, hurler, râler ! Peu me soucie
Que les gens s’en effarent. J’ai besoin
De crier jusqu’au bout de ce qu’on peut crier.
 
Qu’il est difficile de partir en été… Ne plus sentir le poids de cet arbre chargé de fruits… Ne plus entendre les martinets tournoyer inlassablement dans leurs crépuscules bleutés… Ne plus respirer ces aubes flamboyantes, lorsque les roses gorgées des parfums de la nuit ploient encore sous le velours des rosées…
 
Sabine luttait de toutes ses forces. Elle ne voulait pas partir, elle n’avait jamais dit souhaiter quitter le monde, chaque parcelle de son âme implorant un retour à la vie, aux sens, aux plaisirs… 
 
Petite Thérèse profane, elle parcourait son chemin de croix en vomissant ses souffrances, n’aspirant qu’à la guérison…
 
Plus son souffle se faisait court, plus ses mots étaient intenses. Sabine écrivait de toutes ses forces, petite luciole aux abords du matin, sachant que l’aube proche détruirait son éclat… 
Son cœur épuisé ne battait plus qu’au rythme de ses poèmes, s’emballant comme un cheval fou, comme la mer envahissant le passage du Gois… 
 
Alors que la vie peu à peu désertait La Solitude et le petit corps outragé, l’esprit de la jeune fille, plus vif que jamais, se ressourçait en ses mémoires. En pensées, elle était auprès de Juan, l’imaginant pénétrer dans l’arène, sous les vivats du public, le soleil fou des Landes illuminant son habit de Lumières.
 
Pardonnez-moi de ne plus voir que la beauté
Du poème barbare, et d’oublier l’épée
Sous la cape écarlate…
Il faudrait moins d’été,
Moins de soleil peut-être et de roses coupées,
Moins d’éventails ouverts et de gens qui se hâtent,
Pour dire – le pensant – : Je ne veux plus vous voir,
Ô corridas de muerte,
Corridas aux couleurs des romantiques soirs
Dont la muleta saigne entre des rochers noirs
Sur les arènes de la mer luisante et verte…
 
Il faudrait moins d’été, oui, moins de roses coupées, moins d’éventails ouverts et de gens qui se hâtent, pour accepter de mourir un matin de juillet… 
 
Sabine délirait, à présent, respirant difficilement, son râle d’agonie faisant hurler sa mère, tandis que son père n’avait même pas de Dieu à maudire…
 
Le 12 juillet 1928, Juan, tout à ses lumières, se battit comme un beau diable, roi de l’arène, ne pensant qu’à sa reine qu’il ne savait presque morte. 
Au moment même où le taureau renonça, au moment même où Juan allait lui porter l’estocade et où la foule en liesse l’acclamait, Sabine se dressa sur son lit, les yeux grands ouverts, murmurant « Corridas de muerte », avant de s’endormir dans les bras de son père. Le jeune homme, lui, s’effondra, terrassé par une crise cardiaque.
 
Les jeunes gens furent portés en terre ensemble. 
Ce que les hommes n’avaient pas pris le temps d’unir devint une même poussière.
 
On raconte qu’autour de leur tombe, les enfants disent des vers comme on part en voyage, et aussi que les femmes s’y mettent à danser, tandis que leurs âmes chantent au son du flamenco.
 
Les garçons, eux, s’en échappent pour courir vers l’arène.
 
… Sans doute,
Faudrait-il échapper à l’ensorcellement
Du mot magique : « A los toros »…
 
Datos
 
Sabine Sicaud, née le 23 février 1913 à Villeneuve-sur-Lot et morte le 12 juillet 1928 dans la même commune, est une poétesse française.
 
Elle est née et morte dans la maison de ses parents, nommée La Solitude. 
 
Sabine Sicaud gagne son premier prix littéraire à l’âge de onze ans (en 1924) : elle remporte le second prix au Jasmin d’Argent, pour son poème Le petit cèpe.
 
En 1925, elle remporte quatre prix, dont le grand prix des Jeux Floraux de France, pour le poème Matin d’automne, écrit en 1922 à neuf ans…
 
En 1926, son premier recueil est publié (Poèmes d’enfants aux Editions Les Cahiers de France), avec une préface signée par Anna de Noailles. La même année, elle collabore à la revue L’Oiseau bleu, revue mensuelle pour enfants, puis l’année suivante à la revue Abeilles et pensées.
 
Durant l’été 1927, elle se blesse au pied. La blessure dégénère en ostéomyélite, sans que l’on identifie précisément le traumatisme responsable.
 
Elle refuse de quitter La Solitude pour se faire soigner à Bordeaux. 
 
La maladie gagne tout le corps. Après un an de souffrances et de fièvres, elle meurt le 12 juillet 1928.
 
Sabine Aussenac, poétesse, romancière, novelliste, vit et travaille en Gascogne.
 
Elle est aussi blogueuse au Huffington Post et publiée dans de nombreuses revues, comme The Pariser, Reflets du Temps ou Les Cahiers de poésie.
 
Patrice Quiot