Samedi 27 Avril 2024
PATRICE
Lundi, 21 Mars 2022
pq20ph
 
La muerte con raza de un bestiario…
 
« Il sera, lui, plus malin.
 
Il se tirera, posément, une balle d'or dans une tête qu'il voulait de bronze.
 
Salut !
 
Une orgueilleuse signature de sang, au bas de sa vie. La pièce est sauvée. Le comédien, le faux guerrier, le faux torero, le faux amant de mille et une Andrée et Solange meurt vraiment foudroyé par une vraie balle, sur les tréteaux.
 
Nunc plaudite omnes.
 
Tous les mensonges pulvérisés par une seule détonation. Une mort romaine puisque, ne l'oublions pas, à Rome, même les histrions savaient, à la bonne heure, mourir.
 
Nous étions voisins.
 
Je voyais un vieil homme, sans cou, la nuque épaisse, rose et rasée comme celle d'un général prussien, qui marchait pesamment le long du quai Voltaire, comme un toro déjà aveuglé par la mort, laqué de sang jusqu'au sabot, et qui marche en s'appuyant aux barrières, fleuri de banderilles comme cet homme l'était de gloire.
 
Il ne regardait personne. Il ne me voyait pas – parce qu'il ne voyait plus rien – lorsque nous nous croisions et que j'étais prêt à un salut.
 
Il arrive pourtant qu'on salue un aveugle, ce que je fis, parfois. Il marchait, le toro, vers un étrange corral où je m'étonnais qu'il engouffrât sa pesante masse : vers l'Académie française !
 
Quoi ! Montherlant allait assister à quelque séance ? Je n'en croyais pas mes yeux chagrinés et je veux encore assurer qu'il n'allait en ce lieu, lui, Henry de Montherlant, Grand d'imaginaires Espagnes, que parce qu'il se souvenait y avoir aperçu un jeune et triomphant huissier, beau comme Antinoüs, et pour y réjouir son regard épuisé, en devinant, comme à travers une brume, une chaîne qui brillait autour d'un cou musclé, telle une toison d'or.
 
Je veux donc croire que Montherlant n'allait aux séances de l'Académie que par vice et volupté jamais éteints.
 
De longues années s'étaient écoulées depuis le jour où il m'avait reçu dans son appartement qui sentait la souris, le célibataire et le musée abandonné. Mais, Dieu ! Comme elle était bizarre la position des deux fauteuils, celui qu'il me désigna, et celui dans lequel il cala, droite, sa personne.
 
Je m'interrogeais puis, enfin, je compris. Le Maître avait étudié la chose afin de ne me présenter toujours que son profil trois quarts aux viriles arêtes et doucement irisé, comme un buste – par la lumière dispensée avec mesure par la haute fenêtre donnant sur le quai. A partir de là, évidemment, ma curiosité s'éteignit et mon propos, et en retour le sien, se traîna, lamentable. J'étais mal assis. Le « sujet » ne m'intéressait plus.
 
L'acteur utilisait de trop grosses ficelles.
 
Adieu, Alban de Bricoules, adieu Costals ! Éteints les solstices et épuisés les équinoxes. J'étais au théâtre. Et en rage légère d'amant dupé qui voit tomber au pied du lit corset, faux cul, perruque ; et s'éteindre les fards de la beauté naguère adorée aux bougies pendant que, dans le restaurant, coulait le Champagne et que miaulaient les violons.
 
Et je pensais, entre colère et déception : « Pourquoi cette vanité ? Cette pose ? Serait-ce une angoisse ? Mais provoquée par quoi ? Par la volonté, devenue mécanique et seconde nature, de plaire ? Par poursuite traquée, à tout prix, de la séduction à cause de l'âge rendue difficile ? »
 
Questions vaines. Depuis, j'ai appris que tous les homosexuels sont « comme ça ». Ça ne décroche jamais, un homosexuel. Ça lutte, ça se bat, ça donne des coups de corne à la vie jusqu'au dernier souffle.
 
Banderille, piqué, estoqué, pissant le sang, ça « cabecea », comme on dit dans les arènes, ça cherche la cape qui tourbillonne et la muleta qui effleure le mufle. Ça refuse de tomber sur le sable souillé.
 
Jusqu'au descabello.
 
Mais celui-ci, Montherlant n'attendit pas qu'il le foudroyât et il s'empala, de lui-même, sur le fer. Au fond, il y a donc, chez les grands homosexuels (Mishima, Lawrence, Montherlant...), comme chez les toros de caste, une bravoure.
 
Sur le trottoir du quai Voltaire, congé pris de M. de Montherlant, comme je n'avais pas encore compris cela, souffrez, cher Costals, que je présente à vos mânes de respectueuses excuses.
 
Oui, vous étiez brave. »
 
Jean Cau.
 
« Croquis de mémoire ».
 
Datos 
 
Croquis de mémoire (1985).
 
De Mitterrand et Pompidou à Cocteau et Sartre en passant par Malraux, Gaston Gallimard, Orson Welles, Genet, Camus, Lacan, Mauriac et Montherlant, de Coco Chanel à Ava Gardner, de Hemingway à Luis-Miguel Dominguín, et à bien d'autres «personnalités» – sans oublier le trajet de l'auteur de sa province à Paris et à Saint-Germain-des-Prés –, Jean Cau croque au hasard de sa plume des visages, des lieux et des situations surgis de sa mémoire. Il note « des impressions qui ne se sont pas délavées, des dialogues capturés jadis et naguère, des idées miennes sur les personnages qui ont traversé la scène, au cours de ma vie, et sur moi-même, principal acteur de celle-ci ».
 
Jean Cau, né le 8 juillet 1925 à Bram et mort le 18 juin 1993 à Paris 6ᵉ, est un écrivain, journaliste et polémiste français.
 
Secrétaire de Jean-Paul Sartre de 1946 à 1957, il écrit dans Les Temps modernes, puis est journaliste à L'Express, à France Observateur, au Figaro littéraire et à Paris Match
 
Il écrit « Les oreilles et la queue » en 1961.
 
Henry Millon de Montherlant, né le 20 avril 1895 à Paris et mort le 21 septembre 1972 dans la même ville,
 
Souvent désigné sous le seul patronyme de Montherlant, il est l'auteur de quelque 70 ouvrages et est notamment connu pour son roman Les Jeunes Filles (1936-1939) et ses pièces de théâtre La Reine morte (1942), Le Maître de Santiago (1947) et La Ville dont le prince est un enfant (1951).
 
Il est élu membre de l'Académie française en 1960.
 
Dès sa première adolescence, Montherlant s'est enthousiasmé pour les courses de taureaux, découvertes au cours de vacances en Espagne. Il a lui-même pratiqué l'art tauromachique et a reçu, en 1925, un assez grave coup de corne.
 
Les Bestiaires - où l'on retrouve le héros du Songe, Alban de Bricoule, rajeuni de quelques années – est l'œuvre que l'écrivain a tirée de son expérience des taureaux et de sa connaissance de l'Espagne.
 
En 1959, une insolation modifie son rythme de vie. Officiellement, c’est cette insolation qui lui fait perdre l'usage de l'œil gauche en 1968.
 
Devenant ensuite quasiment aveugle à la suite de cet accident, il se suicide le 21 septembre 1972, le jour de l'équinoxe de septembre, « quand le jour est égal à la nuit, que le oui est égal au non, qu'il est indifférent que le oui ou le non l'emporte », selon ses propres termes.
 
Il met ainsi en pratique jusqu'au bout l'équivalence des contraires de sa philosophie morale.
 
À son domicile du 25, quai Voltaire à Paris, il avale une capsule de cyanure et, simultanément, se tire une balle dans la bouche, de crainte que le cyanure ne soit éventé.
 
Montherlant laisse un mot à Jean-Claude Barat, son légataire universel : « Je deviens aveugle. Je me tue. »
 
Patrice Quiot