Dimanche 28 Avril 2024
PATRICE
Vendredi, 25 Mars 2022
gc25ph
 
Ginés et les autres…
 
Bien avant Léa qui m’a donné envie de reconsidérer le toreo à cheval…
 
Je n’ai jamais vraiment aimé la tauromachie à cheval.
 
Peut-être parce que j’ai toujours été effrayé de l’affrontement de deux animaux.
 
Enfant, les bagarres de chats de gouttière me terrorisaient.
 
Adolescent, j’évitais de passer devant les animaleries où la promiscuité de la cage rend furieux les cochons d’Inde.
 
Aujourd’hui, les ménageries me font toujours horreur.
 
Je commençais à aller aux arènes à l’époque du faste grandiloquent des Peralta, de Lupi, d’Álvaro Domecq.
 
Ils disaient une conception d’un monde de dentelle, de baisemain et de soie.
 
Pour moi, c’était le temps de ma première mobylette et dans la cour de l’immeuble HLM où nous habitions, une fois par semaine passait une marchande ambulante de volailles ; elle s’appelait Carmen, rêvait de purs-sangs andalous, se voulait aristocrate et étranglait les poulets devant nous.
 
Comme ça, tout naturellement.
 
Et puis je me rappelle du patio d’arrastre les jours de corrida quand toréait un caballero en plaza.
 
Je caressais les mules dont j’aimais la tempérance et aussi les percherons caparaçonnés dont je savais la nécessité, mais jamais ne me laissais aller à une affection pour les bêtes aux membres trop fins.
 
Je trouvais inhumaine, presque vulgaire, cette esthétique d’athlète qui tend la peau, gonfle la veine, fait saillir le muscle en laissant deviner une violence sourde.
 
La jovialité de Joao Moura ne changea rien à mon sentiment.
 
Son exubérance, son outrancière jeunesse, son éclectisme un rien baroque cachaient mal sa dureté de señorito en quête de reconnaissance sociale.
 
Certains disaient qu’il était d’une brutalité inouïe aves ses montures.
 
Une fois, à Séville, au début d’un tercio de farpas, je remarquai son éperon droit déjà rouge de sang.
 
Beaucoup des toros qu’il éleva sortirent criminels.
 
Seul, Vidrié me fit douter.
 
Avec lui, la chose prenait un sens. A cheval, il m’évoquait Don Juan charmant Zerlina dans l’allégresse d’une fête campagnarde, même si la séduction naissait le plus souvent de ce dépouillement du geste, de son absence d’affectation, de cette rectitude du projet et de sa lumineuse efficacité.
 
Mais, Manuel, le cavalier à la main dure, ne me fit jamais oublier l’abandon d’une main gauche.
 
Acculés, bannis, embusqués dans les maquis de la Crau, de la Camargue ou de la Vistrenque, les Français portaient le fer de la révolution des exclus.
 
Ils se battaient comme des uhlans.
 
Jacques Bonnier était Saint-Just, Luc Jalabert, Talleyrand, Gérald Pellen, Corto Maltese et le pétulant Albert Chapelle, Ribouldingue.
 
Ceux-là et quelques autres demeureront dans le respect que je porterai toujours à ceux qui luttent.
 
De Bohórquez, je garde seulement le souvenir d’un tentadero où il essayait des chevaux neufs en privé à «Fuente Rey», sa propriété ganadera à coté de Medina Sidonia.
 
Outre lui, nous étions quatre et le mayoral nous fit découvrir le campo.
 
Sous un parasol, assis dans un fauteuil blanc, le sombrero cordobés sur l’œil, don Fermín téléphonait au Mexique et discutait avec son interlocuteur lointain des spéculations boursières qu’offrait le marché américain.
 
Nous étions au début des années quatre-vingt et je me rappelai que le socialisme s’était installé en Espagne.
 
A Arles, un dimanche matin de Pâques, je vis Javier Buendía.
 
Ce jour-là, il me surprit par son rejoneo de guerre qui le faisait aller au toro comme un fantassin à l’assaut de la tranchée.
 
Pour tuer.
 
Cette détermination brute et simple à occire qui posait le fondement même de la tauromachie aurait pu être incantatoire si elle avait été accompagnée du dépouillement qu’une telle ascèse exige.
 
Mais les sirènes de l’esthétisme clinquant lui prenaient vite le pas et transformaient en une cérémonie vaudou ce qui devait rester un rite jésuite.
 
Aussi, je l’abandonnai.
 
Puis vint la horde, la déferlante, l’envahissement. Les fils remplaçaient les pères, les cousins mangeaient la laine sur le dos des neveux ; tout valait tout et tout ne valait rien.
 
Les arènes se remplissaient, les médias éructaient, les flashes des appareils photo crépitaient.
 
Antonio Correas, caballero gitan, pontife de l’élégance équestre et prince du Romancero, ne daigna pas considérer ce tremblement de terre.
 
La vague le submergea.
 
Alors, il y eut Ginés.
 
Un ami homosexuel l’appelait Ginette Carthagène !
 
Il disait que ce nom de strip-teaseuse lui allait bien et c’est vrai qu’il était un tant soit peu racoleur le gazier.
 
Pus que monter à cheval, il caracolait ; plus que toréer, il virevoltait ; plus que toréer, il s’offrait. Il ruait à la face de l’univers bigarrant l’aficion de paillettes et de strass.
 
Il se moquait de la règle, brisait les tabous du genre, inventait l’école de la dérision.
 
A le voir l’orthodoxe de la demi volte avait des cauchemars de ruades et l’écuyer de Saumur des peurs de collégien, mais Delacroix l’aurait passionnément aimé.
 
Ginés traversa la vie comme, une fois par siècle, une constellation barre l’horizon vert de la marisma en tuant des centaines de toros.
 
La légende s’arrêta net au bord d’une autoroute près de Navalcarnero.
 
On dit que ce fut à cause d’une panne.
 
Je crois plutôt qu’à la lumière blafarde des phares à iode et des lampadaires au néon, le torero y cherchait une modernité dans l’âme des maletillas vagabonds.
 
Datos
 
Ginés Céspedes Sánchez Cartagena, alias Ginés Cartagena, né le 19 septembre 1968 à Benidorm ( province d'Alicante ), mort à Madrid (Espagne) le 22 novembre 1995.
 
Alors que les grandes familles de la noblesse espagnole dominaient le rejoneo, élevant dans le même temps des toros de lidia, Ginés Cartagena, lui qui n'appartenait pas à l'aristocratie taurine changea la donne en se présentant à Madrid en 1987 avec les frères portugais João et António Ribeiro Telles, et l'espagnol Curro Bedoya.
 
Ginés Cartagena a fait partie d'une nouvelle génération de cavaliers qui ont révolutionné la corrida de rejón la rendant encore plus spectaculaire.
 
En « revisitant » la manière de toréer à cheval, Ginés Cartagena est à l'origine du succès retrouvé du rejoneo ce qui lui permettra d'attirer un public plus large et fidèle.
 
Il figura au premier rang de l'escalafón au milieu des années 1980. Il a eu comme apoderado Alain Lartigue et Luc Jalabert, père du torero français Juan Bautista et ancien directeur des arènes d'Arles, que son neveu Andy Cartagena a également choisis par la suite.
 
Il décédera dans un accident de la route, fauché par un camion au bord d'une route entre Madrid et Badajoz près de Navalcarnero.
 
Débuts à Las Ventas à Madrid : 18 mai 1987 avec Curro Bedoya, les frères Joao et Antonio Ribeiro Telles. Toros de Infante da Cámara.
 
Temporada 1994 : 81 corridas, 188 oreilles. Premier de l'escalafón.
 
Patrice Quiot