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Mardi, 05 Avril 2022
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Les provocations de Dominguín…
 
« Après la mort de « Manolete » en 1947, c’est Luis Miguel « Dominguín» qui s’impose peu à peu dans les arènes espagnoles et qui apporte à son tour sa touche personnelle au spectacle.
 
Les années 1950 voient le régime s’installer durablement en Espagne grâce au consensus populaire et à la neutralisation de l’opposition.
 
D’un point de vue politique et économique, l’ostracisme laisse la place à une réinsertion progressive dans le concert des nations, grâce notamment au traité de coopération avec les États-Unis, le Concordat avec le Vatican (1953) et à l’aide américaine (1955).
 
Une évolution notoire a lieu aussi dans les arènes où Luis Miguel « Dominguín » se produit : il apporte avec lui une sorte de renouveau.
 
Il ne ressemble pas au chétif « Manolete ». Il est grand, beau, élégant, digne.
 
Tantôt apprécié pour ses actes provocateurs, tantôt répudié pour son comportement orgueilleux, « Dominguín » ne laisse personne indifférent.
 
Dans l’amphithéâtre de l’arène, il est prêt à tout pour attirer l’attention. Il n’hésite pas à provoquer et à défier le public comme s’il voulait le réveiller de sa longue léthargie. En effet, à de multiples occasions, il fait polémique comme c’est notamment le cas le 17 mai 1949 dans les arènes madrilènes où, l’index pointé vers le ciel, il se déclare le numéro un de la tauromachie.
 
Les arènes entières sont abasourdies par le geste du torero dont le comportement hautain et orgueilleux devient l’image de marque. Le journal ABC parle de l’événement sans blâmer le torero et va même jusqu’à justifier son geste :
 
La fiesta se centra en él, y esto, que le da conciencia de sus deberes, le lleva a gestos de rebeldía, sublevación de su amor propio y propia conciencia de artista – juez de sí mismo – y excesos que, si justificados, en fin de cuenta, son a él a quien perjudican. Dijo, hace tiempo, el maestro Corrochano, que en el toreo era modesto quien no podía ser otra cosa. [...]
 
Luis Miguel se convirtió en espectador de sí mismo : se proclamó el número uno. Se miró, se midió y se volcó en una autocrítica. Pero el público, que ya estaba entregado, que le aclamaba con delirio, no le admitió como juez y parte. La pasión de los adversarios, ya domeñada por el gran torero, se puso en pie, vibrante de indignación. Y lo sorprendente, lo extraordinario, es que se impuso. [...]
 
Triunfe sobre el toro, sobre la multitud y sobre él mismo
 
Les termes « gestos de rebeldía » viennent même confirmer le fait que le torero aille à contre-courant de l’ordre établi dans l’arène. Les critiques parlent aussi d’un « torero anecdotique » pour le décrire parce que l’on se souvient de lui grâce à ses actes épisodiques quelque peu rebelles.
 
Ce qui se passe dans l’espace clos de l’arène n’est que le reflet de la vie qu’il mène à l’extérieur. Personnage à double facette, il est à la fois très proche du général Franco et du peintre Pablo Picasso, exilé en France. 
 
Ambivalent, plein d’humour, il va jusqu’à provoquer le chef de l’État lui-même lors d’une partie de chasse. 
 
Le torero raconte l’anecdote complète à son biographe, Carlos Abella :
 
“ Fue Pepe Sanchiz que era tío de Cristobal Martínez-Bordíu, quien, después de una montería, me preguntó : « ¿Cuál de los tres Dominguín es el comunista ? » Y lo que yo le contesté fue :
 
« Domingo es el comunista, Pepe es el moderador y yo el franquista ; pero, si todos los franquistas fueran como tú y todos los comunistas como mi hermano, yo sería comunista. » Franco, que estaba delante, le dijo : « Pepe, ya te he dicho que andes con cuidado con Luis Miguel, que tiene una boca... ».
 
Cette anecdote est restée très célèbre parce qu’elle montre à quel point le torero est provocateur.
 
Quand il n’est pas au centre de l’arène, le torero assiste régulièrement à des corridas en tant que spectateur aux côtés d’actrices venues du monde entier – María Felix, Ava Gardner, Lucia Bose, etc. – et apporte une touche d’ailleurs, une vague idée d’émancipation qui est susceptible de se cristalliser progressivement dans les mentalités espagnoles.
 
La presse nie les relations intimes hors mariage qui unissent notamment le torero et l’actrice américaine Ava Gardner, comme pour occulter cette transgression d’ordre moral.
 
Pour exemple, dans El Ruedo, il est question de « su amistad con Ava Gardner ».
 
Son anticonformisme est révélateur d’une nouvelle époque, celle des années 1950 qui voit l’Espagne sortir progressivement de son isolement international, qui voit son économie se redresser, et qui parallèlement assiste au duel dans les arènes de toute l’Espagne de deux beaux-frères rivaux : Luis Miguel « Dominguín » et Antonio Ordóñez.
 
Cette rivalité qui passionne les foules ne met-elle pas quelque peu à mal l’idée de cohésion, d’unité nationale exacerbée par le régime ? Deux beaux-frères rivaux qui se livrent une lutte sans merci pour devenir le meilleur torero de l’époque, peut-être jusqu’à la mort, n’est-ce pas contraire à l’idéal franquiste d’une Espagne « une, grande et libre » ? N’est-ce pas une piqûre de rappel de la guerre fratricide qui a eu lieu à peine une décennie auparavant ? La presse essaie de dépasser cette rivalité délétère et présente les beaux-frères comme deux brillants toreros au style différent. Dans El Ruedo, l’on peut lire les récits suivants :
 
« … y la Fiesta sigue. Sí. Poco importa que en la batalla de los ruedos –luchando contra los toros, contra el viento, contra la adversidad, contra las pasiones– los « grandes » paguen su tributo de sangre. En la Fiesta, ante el peligro, no hay « grandes » ni « chicos ». Todos están al alcance del toro. El riesgo sigue. Ahora, como antes52.
 
Se acabó hoy el ordoñismo y el luismiguelismo porque ambos partidos se han fundido en un solo reconociéndose por unos y por otros que, hoy por hoy, son dos toreros incomparables. No han sido sólo el maestro indiscutible y el artista genial ; han sido también dos magníficos matadores de toros …”
 
L’adversité des deux toreros n’est pas toujours mise en avant dans la presse. C’est la lutte contre le taureau qui apparaît comme difficile et dangereuse. Les deux personnages sont présentés comme d’excellents matadors qui sont incomparables.
 
L’arène est l’espace où s’exhibent des événements qui ne pourraient aucunement se produire dans la vie quotidienne et qui, étrangement, échappent au régime.
 
Luis Miguel « Dominguín », acteur principal des années 1950, tord le cou aux codes de la société franquiste. Il en est probablement conscient, parce que c’est aussi un intellectuel et qu’il a de nombreux contacts avec des écrivains et des artistes exilés dans le monde entier.
 
Sans doute s’aperçoit-il que l’espace dans lequel il se produit lors de chaque temporada est un « contre espace », un lieu « de contre-pouvoir » qui glisse des mains du général Franco et que, même si tout cela reste implicite, c’est une aubaine pour la transmission d’idées subversives.
 
Cet espace est une petite fenêtre pour s’exprimer et non pas uniquement des lieux de distraction, comme certains le prétendent encore. Dans l’arène comme nulle part ailleurs, il peut s’exprimer et provoquer par ses attitudes décalées et ses poussées d’orgueil qui viennent piquer à vif les spectateurs ; son image de modernité – soignée auprès de personnalités du cinéma comme Ava Gardner ou Lucia Bose – donnent des idées d’émancipation à la population réunie dans l’amphithéâtre ; sa rivalité avec son beau-frère vient, nous l’avons dit, remettre en question l'un des fondements de l’Espagne franquiste, l’unité nationale.
 
Mais la presse passe sous silence bon nombre de comportements déviants de la part du torero… »
 
Sources :
 
Justine Guitard, «Les arènes espagnoles sous le franquisme : un espace de « contre-pouvoir » ?», Cahiers de civilisation espagnole contemporaine | 2016.
 
Datos 
 
Luis Miguel González Lucas dit Luis Miguel Dominguín, né à Madrid ( Espagne ) le 9 novembre 1926, mort à San Roque (Espagne, province de Cadix ) le 8 mai 1996, fils du matador « Domingo Dominguín ».
 
Débuts en public : Lisbonne ( Portugal ) en 1941.
 
Présentation à Madrid: 5 septembre 1943 aux côtés de « El Boni » et « Angelete ». Novillos de la ganadería de Sánchez Cobaleda.
 
Alternative: La Corogne (Espagne) le 2 août 1944. Parrain, Domingo Ortega ; témoin, son frère Domingo Dominguín. Taureaux de la ganadería de Samuel Hermanos.
 
Confirmation d’alternative à Madrid: 14 juin 1945. Parrain, « Manolete » ; témoin, Pepe Luis Vázquez. Taureaux de la ganadería de Antonio Pérez.
 
Premier de l’ escalafón en 1946, 1948 et 1951.
 
Patrice Quiot