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PATRICE
Vendredi, 06 Mai 2022
carm06ph
 
Séville et la littérature française (1)…
 
« Près des remparts de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J'irai danser la Séguedille
Et boire du Manzanilla… »
 
(Carmen/Acte 1)
 
« Dans le deuxième tiers du XIXe siècle, l’Espagne devient une destination prisée dont l’Andalousie est une étape obligatoire. 
 
Le voyage en Espagne devient presque un genre littéraire.
 
Le Marquis de Custine, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Edgar Quinet, Victor Hugo, en sont quelques exemples.
 
Outre les récits de voyage, la mode de l’Espagne envahit tous les genres littéraires français : le roman historique, le roman noir, le conte fantastique, la poésie, comme celle de Félix Arvers « Ce qui peut arriver à tout le monde », en 1833.
 
Ce poème évoque une histoire d’amour qui tourne au tragique dans la capitale andalouse. Les caractéristiques mises en avant par Arvers sont l’héritage maure, la végétation luxuriante («»). La ville est associée à l’amour et à la passion et elle apparaît sous les traits d’une femme : « La ville des amants, la ville des jaloux / Fière du beau printemps de son ciel andalou, / Qui, sous ses longs arceaux de blanches colonnades, / S’endort comme une vierge, au bruit des sérénades. »
 
La musique des sérénades, la danse et bien sûr un personnage féminin, Paquita, sont présents dans ce poème qui raconte comment cette jeune femme a séduit sans le savoir don Gabriel, a été conquise à son tour et l’a invité à la rejoindre avant de le faire juger pour l’avoir visitée en pleine nuit.
 
Ce poème reprend le topos de la beauté féminine sévillane qui avait déjà attiré le regard français dans deux récits de voyages : l’Itinéraire d’Alexandre de Laborde (1809) et le Voyage en Espagne de Théophile Gautier (1845) évoquaient les cheveux, les traits et surtout les œillades incendiaires des Sévillanes.
 
Mais la publication qui met vraiment la capitale andalouse à l’honneur est la nouvelle « Carmen » de Prosper Mérimée, publiée en 1845 dans la Revue des Deux Mondes. 
 
L’intrigue est semblable à celle du poème d’Arvers.
 
Brigadier sur le point d’être nommé maréchal des logis, don José avait été chargé de conduire en prison Carmen, une cigarière qui avait blessé une de ses compagnes lors d’une dispute. Séduit par la jeune femme, don José l’avait laissée s’échapper, ce qui lui valut d’être dégradé et emprisonné. 
 
Dès sa sortie, il part retrouver Carmen et, après avoir tué son lieutenant, il se joint à la bande de contrebandiers dont elle fait partie. La jalousie l’amène bientôt à commettre un nouveau meurtre : la victime, cette fois, est un certain García, amant de Carmen. 
 
Cette dernière se lasse de don José et répond aux avances du picador Lucas.
 
Fou de désespoir, José veut l’emmener en Amérique. Elle refuse, il la poignarde et se constitue prisonnier. 
 
Ce sont les descriptions des femmes de la manufacture de tabac, dont celle de Carmen, femme effrontée, intimidante, voire provocante, qui séduisent le lectorat français et attirent a posteriori les voyageurs : elles se « mettent à leur aise » lorsqu’il fait chaud, Carmen n’hésite pas à « écarte[r] sa mantille » pour dévoiler ses épaules et à marcher en « se balançant sur ses hanches telle une pouliche du haras de Cordoue »
 
Par la suite, la Sévillane continue à inspirer les auteurs français. 
 
Alexandre Dumas en livre une version plus masculine ; Maurice Barrès fait quant à lui l’éloge de leur beauté : des yeux « incomparables », de « beaux cheveux », des « petites mains brunes », des « seins dorés » ; il est conquis par la scène au point de qualifier la manufacture de tabac d’« étable d’amour ».
 
L’érotisme est croissant dans ces descriptions et trouve son apogée dans la description de Pierre Louÿs en 1898, dans « La femme et le pantin ».
 
Pour lui, la manufacture de tabac est un « harem immense de quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos » qui n’hésitent pas à se déshabiller : « les plus vêtues n’avaient que leur chemise autour du corps (c’étaient les prudes) ; presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois repoussé jusqu’au milieu des cuisses ».
 
Ce qui nous importe, c’est de retenir que les romanciers français avaient tendance à placer leurs intrigues mouvementées dans un cadre pittoresque, et mettaient en scène des personnages fortement individualisés. 
 
Dans cette optique, l’Espagne leur fournissait souvent cadre et personnages. Ils savaient, en outre, que les lecteurs, curieux des choses de la Péninsule, seraient attirés par des œuvres qui la leur présenteraient. Nous avons là une influence réciproque : la mode de l’Espagne rend ce pays populaire comme sujet de littérature et la littérature, à son tour, met l’Espagne à la mode.
 
Les œuvres de la période romantique ont une répercussion très importante en France au XXe siècle : Carmen jouit encore d’un succès considérable grâce à l’opéra de Georges Bizet, créé en 1875 et repris maintes fois depuis.
 
Par ailleurs, le phénomène de l’espagnolade en France sévit et séduit, davantage dans le champ de la culture dite de masse ou populaire.
 
Dès le deuxième tiers du XIXe siècle, les écrits viatiques se développent et un véritable marché éditorial naît en Europe. Le guide de voyage, tourné vers son récepteur, à la différence du récit de voyage plus personnel et subjectif, donne à voir au lecteur-voyageur une Séville empreinte de littérature.
 
On retrouve donc dans certains guides des personnages connus de la littérature, proposant ainsi un « tourisme littéraire » : si l’expression est relativement récente dans les études universitaires, il s’agit, dans le cas de la capitale andalouse, d’une pratique qui remonte au milieu du XIXe siècle.
 
En insérant des références littéraires dans leurs pages, les guides de voyage tentent de lutter contre leur mauvaise réputation qui tient à leur importante référentialité, laquelle les fait passer pour des objets non littéraires, de simples outils pratiques et jetables. Guy de Maupassant déjà les considérait avec mépris, puisqu’ils imposaient « la norme, la ‘chose-à-voir’, à une cohorte sans réflexion, attitude propre aux moutons de Panurge contemporains […] avec des descriptions odieuses et fausses, des renseignements invariablement erronés, des indications de chemins purement fantaisistes ».
 
Le guide souffre d’une déconsidération par rapport au récit de voyage, qui vient aussi du fait qu’on a tendance à associer de manière caricaturale guide à touriste et récit de voyage à voyageur, en partant du principe que le touriste et le voyageur sont deux types de personnes qui se distinguent par leur capital culturel, économique et social et que le touriste serait l’avatar moins noble du voyageur. On se moquait déjà de lui au XIXe siècle, on le considérait comme l’« idiot du voyage » un être qui ne tire pas de réel profit personnel de son déplacement et se contente d’aller vérifier sur place les discours lus et les images vues, grâce aux déplacements effectués par les autres avant lui...
 
(A suivre…)
 
Patrice Quiot