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Samedi, 07 Mai 2022
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Séville et la littérature française : Carmen (2)…
 
…. « De tous les personnages, c’est bien la Carmen de Mérimée qui inspire les auteurs de guides de voyage du corpus étudié, sans limite temporelle. 
 
Le prénom de Carmen n’est pas forcément cité et, quand il l’est, il désigne par extension toutes les Sévillanes. Les descriptions des cigarières faites dans un premier temps s’apparentent fortement à celles de Mérimée et, par la suite, la cigarière devient le modèle de femme sévillane par excellence et le voyageur est invité à partir à sa recherche.
 
L’hispaniste Carlos Serrano qui s’est interrogé dans El nacimiento de Carmen (1999) sur les symboles comme fondements de la nation est d’avis que ceux-ci relèvent plus de la construction que d’une nature profonde. Il récuse ainsi les théories qui prônent l’existence d’une « essence » espagnole et montre comment le littéraire et le réel s’influencent mutuellement :
 
Prosper Mérimée n’inventa donc pas sa Carmen, il la trouva toute faite pour ainsi dire, aussi bien dans les couloirs du palais madrilène de son amie Eugenia Montijo que dans les rues avoisinantes de la manufacture de tabac, dans lesquelles circulaient les cigarières ; le prénom était utilisé à Séville à cette époque aussi bien dans les milieux aisés que dans les milieux prolétaires.
 
De cet intérêt pour Séville naît le stéréotype, par un double mouvement. Le premier est effectué par Mérimée, qui, avec son œil littéraire, repère à Séville un personnage singulier dont il perçoit le potentiel littéraire : le monde réel influence ainsi la littérature. Le deuxième mouvement est généré par la multiplicité des récepteurs de l’œuvre de Mérimée. 
 
Ceux qui connaissent la Carmen littéraire et qui connaîtront ses avatars (la gravure de Gustave Doré, « Gitane dansant dans une rue », en 1866, celle de l’opéra de Georges Bizet, en 1875, celle de la peinture, voire du cinéma de Carlos Saura) auront ensuite tendance à penser que ce personnage est un archétype de la Sévillane.
 
De fait, ils associeront la Sévillane réelle à la Carmen littéraire, créant ainsi une image stéréotypée. Si, pour certains auteurs de guides, mentionner leur beauté avec concision suffit à faire fonctionner l’imaginaire du lecteur qui les qualifie simplement de « belles » ou qui use de l’expression « les femmes célèbres pour leur beauté » –, d’autres ont recours à des descriptions physiques qui ressemblent à celle de Prosper Mérimée :
 
« Regardez marcher à leur côté ces jeunes et jolies femmes, un peu fortes peut-être, mais si gracieuses ! Comme ces roses de mai marient heureusement leurs vives nuances avec l’ébène de leur chevelure ! Leur toilette est bien simple : une basquine noire et une mantille : mais cette mantille trahit de si ravissantes épaules ! Et sous cette basquine, on voit deux petits pieds qui doivent appartenir à des jambes modèles. »
 
Le premier tourisme littéraire consiste alors à rechercher les « Carmen » et il est fortement marqué par le stéréotype en construction de la femme de Séville. 
 
Il s’accompagne de la visite des lieux dans lesquels se déroule l’intrigue, que l’on repère dans les guides de voyage, et de ceux mentionnés dans la définition initiale du tourisme littéraire.
 
La manufacture de tabac n’est pas absente des guides de voyage antérieurs à la nouvelle Carmen de Mérimée dans la Revue des Deux Mondes, mais le lieu devient, après la publication de ce texte, l’étape obligée du voyage en Espagne, comme s’il s’agissait d’un pèlerinage recommandé. 
 
On conseille aux futurs visiteurs de se rendre sur le lieu de l’action, la manufacture de tabac, pour admirer le décor dans lequel la séduisante gitane évoluait et dans lequel continuent de se mouvoir ses épigones.
 
Ce regard français au départ se retrouve aussi dans les publications espagnoles dès le XIXe siècle.
 
Certains auteurs évoquent la manufacture de tabac, le théâtre de la nouvelle Carmen, comme si le texte de Mérimée était purement référentiel : « Combien d’histoires d’amour, de jalousie, d’abandon et de misères renferment ces salles ! »
 
Il faut dire que le goût pour l’Andalousie se retrouvait auparavant dans la littérature espagnole dite costumbrista qui s’attachait à représenter des scènes de vie dont les protagonistes étaient des types caractéristiques ressemblant aux personnages qui séduisent aussi les Français. 
 
Ce type de production connaît son apogée au milieu du XIXe siècle et imprègne la littérature espagnole – ainsi que la peinture ou la gravure – bien au-delà. « L’image étrangère n’aurait pas pu être possible sans le concours délibéré des Espagnols eux-mêmes », affirme Blanco White.
 
Les costumbristas nourrissent alors cette image de l’Espagne et confirment ainsi les dires des romantiques et de leurs épigones. Avec des personnages comme la maja, le torero, la gitane, le bandolero, l’Andalousie est mise à l’honneur par cette littérature, faisant écho aux écrits français évoqués : 
 
« C’est ainsi que les stéréotypes produits par le romantisme furent assumés en tant qu’image par certains Espagnols, prisonniers de cette manière d’un ‘auto-exotisme’. 
 
Les guides de voyage inaugurent et encouragent le goût pour le tourisme littéraire, bien avant que les institutions touristiques espagnoles ne s’emparent de ce secteur et le développent en l’officialisant, plaçant divers repères des héros littéraires dans le paysage de la ville. »
 
Sources : Ivanne Galant/« Le tourisme littéraire à Séville : exotisme, identité, marketing »
 
“Téoros” Revue de recherche en tourisme” 2018.
 
Patrice Quiot
 
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