Mercredi 24 Avril 2024
PATRICE
Lundi, 23 Mai 2022
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Vestido : Sastrería Fermín… (1)
 
Le costume est une variation de l'attirail traditionnel des majos, ces dandys castillans du XVIIIe siècle qui étaient connus pour leur sens de l'extravagance.
 
À l'heure actuelle, il ne reste plus en Espagne qu'une petite douzaine de tailleurs dont le métier est d'habiller les toreros, et la majorité d'entre eux ont appris leur métier à la sastrería Fermín de Madrid.
 
Antonio López Fuentes, l'homme à la tête de cette institution, a passé les 50 dernières années à habiller des toreros.
 
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Entretien :
 
- Un tailleur chez lequel on a le droit de fumer ? Ça paraît incroyable, en ces temps où l'on ne peut même plus fumer dans les bars…
 
« Je laisse quiconque fumer dans mon magasin. 
Qu'est-ce que tu crois que fait Morante lorsqu'il débarque ici avec ses énormes cigares ? »
 
- Comment les toreros s'occupent-ils de leur vestido ? J'imagine que ça prend autant de temps qu'une femme qui doit choisir sa robe de mariage…
 
« Bien entendu. Habiller un homme pour la traje est assez simple, mais ça prend du temps. Le torero doit se sentir « bien apretado », c'est-à-dire qu'il doit sentir les vêtements lui coller à la peau. Il existe aussi d'infimes détails sublimes dans la préparation du torero. Fixer les machos, par exemple. 
Ce sont des choses qui se font en coulisses, et que vous n'êtes autorisé à voir que lorsque vous partagez une profonde amitié avec le torero et qu'il vous laisse le droit de l'habiller dans son hôtel. C'est un rituel sacré. 
Le torero s'habille toujours devant le miroir, et c'est là qu'il prend confiance en lui et qu'il commence à s'encourager mentalement pour le combat. En s'habillant, il essaie de se préparer autant qu'il le peut. »
 
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- Il y a quelque chose de féminin dans les trajes?
 
« Tout est féminin là-dedans. 
C'est la raison pour laquelle on parle de « robe » plutôt que de « costume ». 
Dans le passé, il n'existait pas d'école de toreros : ils devaient apprendre à la campagne, seuls, qu'ils soient fils de riche propriétaire ou simples fermiers retrouvés là par hasard. 
Donc, tu avais ces gamins de 14-15 ans à la peau bronzée en train de se battre à moitié nus contre des taureaux pendant que les propriétaires n'étaient pas là. Ils étaient ailleurs, en train de faire des affaires, et leurs femmes restaient à la maison. 
La plupart du temps, c'étaient les femmes elles-mêmes qui jetaient un toro sur les garçons, juste pour les voir se battre. » 
 
- C'est à dire que tout ça vient d'une tension érotique stimulée par les femmes de riches propriétaires ?
 
« Absolument. Ces dames ont fini par coudre des habits à ces jeunes apprentis toréadors. 
De nos jours, il est moins rare de voir un homme habillé en rose, mais à l'époque, c'était vraiment inhabituel de voir ça. Elles les habillaient comme des femmes, mais essayaient quand même de conserver leur virilité. 
Et aujourd'hui, si jamais vous habillez une femme en trajes de luces, elle aura l'air masculine, et peu importe la taille de ses fesses ». 
 
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-Comment quelqu'un peut devenir tailleur pour toreros ?
 
« Traditionnellement, c'est un savoir-faire qui se transmet de père en fils. 
Mais aujourd'hui, les enfants ne sont plus intéressés par ce genre de métier, et ce sont des étrangers qui ont pris leur place. 
À présent, ce sont les gens qui veulent en faire leur métier qui apprennent le coup de main. Parce qu'en effet, il s'agit d'un coup de main. 
Nous n'utilisons presque pas de machine, et le peu que nous utilisons sont contrôlées manuellement. 
Ma mère était issue d'une famille de brodeuses, des femmes douées, qui avaient appris les paternes fondamentales de la création d'une veste de boléro, en l'embellissant. 
Notre magasin a ouvert à la fin de la Guerre d'Espagne, et c'est mon frère Fermín qui l'a fait connaître. 
 
Peu à peu, les gens ont commencé à en entendre parler, jusqu'au Mexique. Et nous sommes encore là aujourd'hui. 
 
Une fois que vous êtes investis, il est impossible d'oublier la corrida. C'est comme un poison. » 
 
- Dans une autre vie, vous avez peut-être été torero aussi.
 
« Non, non, j'ai toujours été celui qui habille les toreros. 
 
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J'adorais aller au ski avant d'ouvrir le magasin, mais je ne m'autorise même plus ce genre de plaisirs. Je ne peux pas m'exposer à des activités si dangereuses. Si quelque chose venait à m'arriver, tout le monde se retrouverait à poil ! »
 
- Comment le costume a-t-il évolué à travers les époques dans ce monde qui a l'air d'être très traditionaliste ?
 
« Il n'est pas question de le modifier, ni même d'essayer. Ce n'est pas nécessaire. Cette entreprise est entièrement dévolue à la tradition et à un certain classicisme. Le torero se retrouve toujours confronté au même animal. 
 
La cérémonie est toujours la même. Et les facteurs « physiques » (comme faire en sorte que le toréador se sente à l'aise dans son costume) ont été définis il y a bien des années. 
La seule chose qui a changé un petit peu, c'est la manière de coudre, mais les vestes sont exactement les mêmes que celles du début du XXe siècle. C'est l'époque où les tailleurs se sont mis à utiliser des fibres synthétiques ; avant ça, tout était cousu en soie naturelle. Le problème de la soie, c'est qu'un jour ou l'autre elle finit par se faner à cause de l'exposition au soleil, et le poids des coutures la fait rétrécir. » 
 
- Les couleurs du costume ont-elles beaucoup à voir avec l'âge des toreros, de même qu’à diverses superstitions ?
 
« Les deux sont importants, mais en règle générale, on cherche à trouver la couleur qui évoque le plus l'idée de triomphe. 
 
Dámaso González, par exemple, était certain que grâce à son costume couleur or, il était destiné à salir por la puerta grande à Madrid. 
C'est pour ça qu'il en commandait un nouveau chaque année. 
Quand un matador réussit avec un costume particulier, en général il garde le même à chaque combat. »
 
- Est-ce que la qualité de la couture implique un certain rang ou un statut particulier ?
 
« Non. En fait, l'or confère un statut particulier, parce que l'argent est inférieur. 
 
L'or signifie Dieu, les rois, la noblesse, et les coutures sont en or parce que le torero est le roi du peuple. Les coutures servent aussi à cacher les imperfections des toréadors un peu grassouillets. »
 
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- Et le fil en or véritable dont tout le monde parle ?
 
« Il s'agit juste d'une petite couche. Il peut être cousu dans le costume, parce que l'or est très malléable. 
 
Mais il faut se rappeler qu'un costume, sans trop de broderies, pèse au moins 5 kilos. L'or étant plus dense que le cuivre, ça alourdirait le costume de plus d'un kilo. Et bien entendu, il coûterait bien plus cher. »
 
Patrice Quiot  (A suivre...)