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Vendredi, 17 Juin 2022
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1880 : Corrida à New York…
 
 José MARTÍ (1853-1895) est considéré par les Cubains comme le premier révolutionnaire. Sa statue trône au milieu de la Plaza de la Revolución à La Havane. Dès 1869 (16 ans !), après avoir été emprisonné pour ses idées, il fut déporté en Espagne. On peut donc penser, à la lecture du texte qui suit, qu’il y a assisté à une ou plusieurs corridas. Il vécut ensuite à Paris - il écrivait aussi en Français -, au Mexique, au Guatemala, à New-York, au Venezuela, défendant ses convictions dans un grand nombre de journaux des pays où il séjournait et en tant que correspondant de périodiques d’autres régions du monde.
 
Il fut le héros (malheureux, puisque tué à la bataille de Dos Ríos à la tête de l’armée de libération) de la guerre d’indépendance dont il ne vit donc pas la fin. Il en pressentait pourtant l’évolution au point d’écrire que, en quittant le joug de l’Espagne, Cuba risquait de se retrouver sous une tutelle pire encore, celle des U.S.A. ; l’histoire, jusqu’en 1959, lui donnera raison. 
 
 Il écrivit le texte ci-dessous en anglais pour le quotidien étatsunien « The Sun ». Il est daté du 31 juillet 1880 et le lecteur curieux peut le trouver, en anglais puis traduit en espagnol, dans le Tome 15 intitulé « Europa » des « Obras Completas » de José MARTÍ, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 1975, Chapitre « THE BULL FIGHT » pages 168 à 179.
 
1880 : Corrida à New York
 
« Ceux qui vivent aujourd’hui à New-York ont l’opportunité d’assister à une course de taureaux. Des “chulillos”, vêtus de splendides costumes ornés de dentelles et d’or, lanceront dans le vent les plis gracieux de leurs petites capes rouges. Ils porteront des souliers bas et exhiberont leurs mollets musclés dans des bas de soie. Les sauts et les mugissements des taureaux effrayés pourront éveiller chez les spectateurs émerveillés une alternance de sentiments de joie et de crainte. Les animaux chargeront les astucieux chulillos ou tenteront de fuir. 
 
On les rendra fous avec de provocantes capes cramoisies ou des cris torturants. Les matadors pourront faire un brillant et fascinant usage de leurs capes sans danger. 
 
La corrida, cependant, ne pourra être qu’un pâle reflet d’une authentique course de taureaux espagnole, car Mr. Bergh ne souhaite pas que les animaux souffrent. L’étrange plaisir que produit une course de taureaux a son origine dans les souffrances du taureau, dans sa terrible et aveugle furie, dans le danger couru par les hommes et le spectacle de chevaux ensanglantés qui se traînent sur le sable. C’est l’émotion qui naît des agonies, de la mort, de l’odeur du sang et de l’applaudissement fébrile qui salue le taureau qui blesse ou tue ses persécuteurs, et troue avec ses cornes ensanglantées les corps des chevaux morts. 
 
C’est le grand tumulte et cette originalité féroce qui créent ce plaisir sauvage.
 
Les new-yorkais n’iront pas aux arènes, à moitié fous d’excitation, en mangeant des oranges et en buvant du bon vin à la gourde. Ils n’arriveront pas à l’amphithéâtre en criant et en chantant sur le toit des omnibus. Les riches ne voyageront pas dans une calèche, ce véhicule enchanteur, dont la structure poussiéreuse est tirée par six mules fougueuses, couvertes de rubans et de clochettes tintinnabulantes et est conduite par un andalou aux longs favoris vêtu d’un costume à paillettes, un foulard violet noué sur la tête. 
 
Aujourd’hui, les loges ne seront pas occupées par des dames en mantilles noires, chacune avec une rose rouge dans les cheveux et une rose accrochée sur le côté gauche de la poitrine. Les hommes prêts à mourir ne répondront pas aux cris d’encouragements de ceux qui sont habitués à cette effusion de sang. Les malheureux n’entreront pas dans l’arène, gaiement vêtus, le visage souriant et le cœur défaillant, après avoir prié la Vierge, et ils n’agiteront pas les mains vers leurs épouses aimantes, vers leurs mères tremblantes et leurs pauvres vieux pères.
 
Le public sans pitié, celui qui pense toujours que le torero ne s’expose pas assez ou que le taureau ne tue pas un nombre satisfaisant de chevaux, ou que l’épée du matador ne s’enfonce pas suffisamment profond dans le cœur de l’animal, sera absent. Nous n’entendrons de la bouche des spectateurs enroués et excités les terribles mots de « froussard !», « fripon ! », « idiot ! » lancés à quelque malheureux picador, peut-être monté sur un cheval à moitié famélique et blessé, affrontant, pique en arrêt, un taureau aux yeux injectés et aux cornes baissées.
 
Il manquera à cette exhibition les dangers nouveaux et toujours inattendus qui maintiennent les nerfs sous tension.
 
“Señor” Fernández essaiera de nous offrir une course de taureaux, mais il sait que, pour tenir compte des sentiments du public, il doit la dépouiller de ses caractéristiques sauvages et authentiques.
 
Combien est splendide et terrible une course de taureaux à Madrid ! L’amphithéâtre se remplit entièrement trois heures avant la corrida. On paie les prix les plus élevés pour les places assises. Des personnes dépourvues d’argent s’en font prêter pour aller à la corrida. Tout le monde boit, mange et crie. Des plaisanteries piquantes chatouillent les oreilles des jeunes filles les plus élégantes. Le soleil brille et brûle. Il y a un tumulte de pandémonium. Les spectateurs sifflent, applaudissent, se giflent, et les couteaux brillent.
 
Enfin, le président de la fête entre dans sa loge. Le roi y assiste fréquemment. Il est accompagné de la reine. Il agite un mouchoir. Y répond une formidable explosion d’applaudissements. La trompette sonne. Un officiel en costume Philippe IV, sur un fringant coursier, va jusqu’à la loge du président qui laisse tomber dans son chapeau emplumé la clé du “toril”, ou corral où sont enfermés les taureaux. Il repart au galop et jette la clé au chef du groupe des toreros.
 
Cette cérémonie terminée, suit un spectacle éblouissant, romantique et animé. Il s’appelle le “despejo ” Tous les toreros, trompe-la-mort, saluent le président. Le chef s’appelle « la espada ».
 
Chaque espada a ses assistants, sa “cuadrilla”. Ils se déplacent lentement et avec grâce, leurs costumes brillent à la lumière du soleil. Les chulillos, dont la mission est de distraire et de fatiguer le taureau par l’incessant mouvement de leurs petites capes et les “banderilleros”, qui clouent des dards dans sa peau, suivent Frascuelo, Lagartijo, Machío, Arjona, le vieux Sanz, les grands matadors qui sont adulés par les femmes et respectés par les hommes. 
 
Les picadors, vêtus de larges pantalons de cuir jaune, de chapeaux de peluche grise à bords rigides et les jambes gainées de fer suivent ceux qui vont à pied. Invariablement ils pèsent trop pour leurs chevaux osseux à 10 dollars. Le “cachetero”, dont le petit couteau aiguisé donne le coup de grâce au taureau blessé, les suit. Les “mulillas”, ou mules couvertes de plaids multicolores et chargées de bruyantes clochettes clôturent la procession. Ce sont elles qui traînent hors de l’arène les taureaux et les chevaux morts.
 
On salue le roi. Les mulillas sortent de l’arène. Les picadors se déploient près du toril, piques au repos. Les chulillos jettent vers la barrière extérieure leurs capes de soie et prennent leurs “capas de combate”, toutes déchirées et en loques. La trompette retentit à nouveau. Les applaudissements redoublent. Une porte massive s’ouvre, au bout d’un corridor étroit et obscur, et le taureau entre en piste. Pour le rendre plus furieux, on l’a maintenu dans une obscure prison, sans nourriture ni eau, et il a été torturé à coups de pique. Aveuglé par le torrent de lumière, effrayé par les cris qui l’accueillent, indécis quant à sa première attaque, il s’arrête, gratte le sable avec colère, baisse la tête et regarde se ennemis avec férocité.
 
Il est possible qu’il se jette tel l’éclair sur un picador. Le cheval reçoit le terrible choc et, blessé à mort, il est jeté contre la barrière. En général, le picador reste enseveli sous sa pauvre bête. Il peut aussi arriver que le taureau choisisse un chulillo pour sa première attaque. L’habile homme traîne sa cape derrière lui ou la jette d’un côté pour distraire l’attention du taureau furieux, et, en atteignant la barrière, la saute en un éclair, comme un oiseau sans ailes.
 
Maintenant, ce qui n’était qu’un jeu devient sérieux. La foule s’enthousiasme, affole le taureau, insulte les toreros et réclame la mort d’encore plus de malheureux chevaux.
 
 Quand le picador tombe, les chulillos provoquent le taureau pour éviter qu’il blesse l’homme. Ils entourent l’animal de leurs capes et, finalement, sur intervention de la trompette, le travail des chevaux s’achève et commence celui des banderilleros.
 
Les chulillos, encouragés par les cris de la multitude, avancent vers le taureau. Ils agitent devant lui de petits bâtons sur lesquels sont collés des morceaux de papier de couleurs vives. Leur frémissement ressemble au froissement de la soie. Des dards au bout de ces petits bâtons permettent de les clouer dans le cou du taureau. Parfois le “banderillero” se place presqu’entre les cornes de la bête en fureur, le mufle de l’animal à ses pieds, et plante ses dards dans la chair tremblante. Le taureau rugit et mugit. Il fonce, recule, s’arrête, charge et charge encore et finalement se déplace autour de l’arène, sa grande échine couverte du panache des dards cloués dans son cou. Il faut encore tuer plus de chevaux. Bien que les faibles pattes du taureau puissent à peine le soutenir, bien que les flots de sang ruissellent sur son corps et bien qu’il emplisse le cirque de ses mugissements de douleur, une “banderilla” de feu est lancée contre son cou. En pénétrant dans la chair, la « baqueta » du dard prend feu. 
 
L’odeur de chair brûlée emplit l’air et une fumée noire monte en spirales du cou ensanglanté. Le mugissement du malheureux animal devient horrible. Parfois, le taureau se couche sur le sable et refuse de continuer à se battre. Un homme s’approche alors, armé d’une faux aiguisée attachée à un bâton et coupe les genoux [J.Martí aurait dû écrire « jarrets » (NdT)] et les pattes de l’animal sous les applaudissements de la foule. Des larmes jaillissent des yeux rougis. Le taureau couché tente de se relever. Il se traîne au sol. Il veut vivre encore mais on l’achève avec des couteaux.
 
Habituellement, le matador vient après les banderilleros. Il cache son épée dans une “ muleta” rouge. Dans sa main droite, il tient sa “montera”, un beau bonnet rond, et s’adresse avec grâce à la loge présidentielle à laquelle il offre sa victime. « Au roi ! », « à la reine ! », « aux femmes andalouses ! ». Au cours de cette offre, les choses les plus originales et les plus extravagantes sont dites. La multitude laisse libre cours à un sourd murmure. Le matador indique à sa cuadrilla le lieu où il désire tuer le taureau.
 
Les chulillos agitent leurs capes devant le mufle de l’animal fatigué et l’amènent vers l’endroit choisi par le matador, qui s’avance.
 
 L’animal a été aiguillonné par les picadors, affaibli par les dards des banderilleros et abruti par les cris de la multitude et la chasse des chulillos. L’espadal’aveugle par les rapides mouvements de sa cape cramoisie ; le taureau, trompé, se jette vers le tissu et l’espada lui porte une estocade dans le cœur. Parfois l’espada manque son coup et blesse le taureau au cou. Le sang gicle de la bouche de l’animal. Nulle langue n’est capable de prononcer des paroles plus féroces que les épithètes lancées au matador par la multitude frustrée qui attendait une habile estocade.
 
On pourrait penser que l’on va tuer le matador. On le siffle et on arrache des morceaux de laine des sièges pour les lui jeter. Par contre, si la feinte réussit, des cigares, des chapeaux, des capes et même des éventails des dames obscurcissent le ciel. La quantité de cadeaux qui tombent dans l’arène empêche parfois que le matador puisse continuer à faire d’autres révérences à ceux qui occupent la loge présidentielle. La musique joue, il y a encore plus de cris, tandis que les mulillas, au son de leurs clochettes, traînent les chevaux morts et le taureau encore chaud. Elles laissent derrière elles une grande traînée de sang.
 
La trompette retentit pour la troisième fois. Le “toril” est à nouveau ouvert et un autre taureau apparaît. On l’aiguillonne, on le brûle et finalement on le tue, parfois avec dix, parfois avec vingt estocades. Lors de chaque corrida huit taureaux sont tués. Si un taureau blesse un homme et que celui-ci reste au sol, laissé pour mort, personne n’y attache d’importance. Le spectacle continue comme si de rien n’était, et parfois on applaudit le taureau. S’il donne un coup de corne à un auxiliaire avant que ses  compagnons puissent lui venir en aide, pas un seul cri d’effroi ou un murmure de pitié ne vient de la multitude. L’homme est conduit à l’hôpital, blessé ou mort. L’incident, naturellement, produit quelque agitation, mais le sport continue et les femmes n’abandonnent jamais leurs places.
 
Quand un taureau blesse deux ou trois matadors et tue seize ou dix-sept chevaux, sa photographie est très demandée. Tout le monde l’achète. Sa tête est vendue au prix fort, et elle finit comme décoration dans la résidence de l’un des amoureux de ce sport. Ainsi se déroule une course de taureaux espagnole, dans toute sa nudité. 
 
Heureusement, Mr. Bergh nous évitera un semblable spectacle à New-York. »
 
José MARTÍ
 
“The Sun”. New-York, 31 juillet 1880.
 
Sources : « Corrida si » du 16/03/2020/ Michel MARCOS (40290 OSSAGES)
 
Datos
 
José Julián Martí Pérez, né le 28 janvier 1853 à La Havane et mort le 19 mai 1895 à la bataille de Dos Rios, est un homme politique, philosophe, penseur, journaliste et un poète cubain.
 
Il est le fondateur du Parti révolutionnaire cubain. Il est considéré à Cuba comme un héros national, le plus grand martyr et l'apôtre de la lutte pour l'indépendance1. Le régime communiste mis en place par Fidel Castro se réclame officiellement de sa pensée 2. Après Rubén Darío, il est un des représentants les plus célèbres du mouvement moderniste.
 
Célèbre et honoré dans son pays, connu dans les milieux progressistes et littéraires de l'Amérique latine au même titre que Bolivar, Sucre, ou Miranda, il demeure peu connu ailleurs.
 
Patrice Quiot