Mardi 23 Avril 2024
PATRICE
Mardi, 12 Juillet 2022
jb12ph
 
Masculin/Féminin (2)…
 
La régénération de la nation espagnole se traduisit par la consolidation du statu quo des rapports et des identités de genre, et celle-ci se concrétisa également en Espagne à travers la corrida, symbole national de la virilité par excellence.
 
L’imaginaire masculin national construit autour de la corrida, mais aussi le sport, notamment le football et d’autres initiatives comme la création des Exploradores Españoles, furent des bouillons de culture pour exalter la renaissance d’une nouvelle Espagne virile. Dans les revues taurines, de nombreux journalistes et intellectuels de renom érigèrent la corrida comme une activité nécessaire pour minorer le fléau de la dégénérescence nationale.
 
Au début du XXe siècle, l’Espagne essaya d’étendre ses territoires africains comme un moyen de régénération nationale virile. Cependant, le Désastre d’Anoual en 1921 témoignait de la difficulté de contrôler militairement le Protectorat du Maroc, alourdissant encore le fardeau de la virilité nationale. 
 
Confronté à son démembrement, l’État espagnol profita du spectacle taurin pour exalter explicitement le sentiment national par le biais de la célébration des Corridas patriotiques, en 1898 et en 1921, ce qui coïncida avec les plus importantes crises de l’armée espagnole. Les Corridas patriotiques avaient un double objectif : récolter des fonds pour soutenir la nation contre l’ennemi états-unien ou rifain, et renforcer le sentiment national grâce à l’organisation de rituels tauromachiques ornementées avec les symboles nationaux. L’État utilisa la corrida pour tenter de restaurer le mythe de la race espagnole et diminuer ainsi l’impact des traumatismes subis par l’Espagne.
 
Le torero ne représentait pas pour les autres pays l’idéal de masculinité, mais plutôt son antithèse : L’homme sauvage, cruel et irréfléchi. 
 
En Espagne, la corrida illustrait le scénario de la confrontation de deux projets de nation totalement opposés : la nation moderne, fondée sur le progrès et la civilisation, et la nation castiza. Les images masculines générées par le spectacle taurin furent utilisées par les intellectuels du mouvement ouvrier et par un grand nombre d’auteurs progressistes pour critiquer la nation espagnole, mais également pour désapprouver les caractéristiques masculines des aficionados et la masculinité représentée par le torero. 
 
Des intellectuels comme Miguel de Unamuno (1864-1936) ou Eugenio Noel (1885-1936) revendiquaient une identité masculine nationale basée sur l’importance de l’intelligence et la rationalisation du courage, défendant le modèle du « travailleur conscient », caractérisé par le contrôle de soi, l’austérité, l’instruction et la conscience, et opposé à la virilité guerrière représentée par le personnage du torero. 
 
En 1904, l’imaginaire national viril de la corrida servit de défense contre la tentative du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol d’interdire les spectacles taurins. Le modèle masculin prôné par les cultures politiques ouvrières fut stigmatisé et marginalisé par le modèle masculin hégémonique.
 
Après la période de crise tauromachique, les corridas des toreros Joselito et Belmonte dans les années 1910 servirent à réhabiliter la fiesta nacional comme une pratique virile. Ils toréèrent plus que n’importe quel autre torero dans le passé en réalisant plus de 100 corridas par an. Le prestige de la figure du torero augmenta d’une façon inimaginable dans la société espagnole grâce au soutien des intellectuels du Novecentismo à la corrida. 
 
Les projets de la régénération de la masculinité nationale formulés par beaucoup d’auteurs de la Génération de 1914 retrouvaient dans le stéréotype du torero, la vigueur, le courage et la force nécessaires à la revitalisation de la nation. Ramón del Valle-Inclán (1862-1936), José Ortega y Gasset (1883-1955) ou Ramón Pérez de Ayala (1880-1962) devinrent de grands passionnés du spectacle taurin et tissèrent des liens d’amitié avec Juan Belmonte. En 1913, lors de ses premières corridas à Madrid, ces grandes personnalités du monde de la culture offrirent un banquet en son honneur.
 
Face à Joselito, qui calculait le risque et se limitait à suivre avec dextérité les préceptes tauromachiques, le style de Belmonte supposait une innovation dans la technique d’évitement et un défi constant à la mort. 
 
Son courage renforçait l’image d’héroïsme patriotique de l’homme espagnol pendant la guerre du Rif, entre l’Espagne et le Maroc, qui se déroula entre 1911 et 1927. Dans un contexte historique où les caractéristiques du soldat, comme le courage, la résistance, la force ou la victoire, se transformaient en une identité masculine désirable aussi à l’arrière-garde, Belmonte incarnait l’idéal du soldat-citoyen. En outre, le développement musculaire de son corps au cours de sa carrière taurine permit de symboliser la régénération de la nation elle-même.
 
Ce torero rendit possible le processus de renationalisation de la corrida parce que c’était un représentant d’une masculinité hybride, réalisant la synthèse de la masculinité hégémonique et d’une masculinité plus rationnelle, qui était réclamée par une partie des intellectuels. 
 
Ce torero représentait, en dehors des arènes, le prototype d’une masculinité apaisée, antagonique aux traits stéréotypés du personnage du torero. C’était un lecteur invétéré, un amoureux des œuvres d’art et il fréquentait souvent les réunions d’intellectuels. 
 
Ce torero, qui s’habillait à la manière anglo-saxonne, était décrit comme un homme humble et comme un père et un mari responsable. Sa figure pouvait être admirée car l’homme qui se cachait derrière l’habit de lumières était proche du modèle masculin du gentleman, l’éloignant des caractéristiques négatives du flamenquismo, et le conciliant avec les transformations de la masculinité espagnole proposées par les réformateurs laïcs. 
 
Après la mort de Joselito en 1920 dans les arènes de Talavera, et sans ennemi pouvant contester sa supériorité, Juan Belmonte fut encore plus admiré par la société espagnole. Il fut instrumentalisé par la dictature militaire de Miguel Primo de Rivera et son image devint très célèbre à l’étranger, apparaissant même sur la couverture de la revue Time en 1925.
 
Patrice Quiot