Vendredi 19 Avril 2024
PATRICE
Vendredi, 28 Octobre 2022
ab27ph
 
André Bouix, le bien parlant (suite)…
 
André parlait.
 
Comme il se doit.
 
Qu’on parle.
 
 
 
Et sa parole
 
Était une machine à rêver.
 
Qui fonctionnait à chaque fois.
 
 
 
Immense était André.
 
Immense et droit.
 
Pas comme le virage de Coutelier.
 
« Le virage de Coutelier, près de Saint-Gilles, c'est le tombeau des automobiles. Leur passage de la Berezina. Le Waterloo du cheval-vapeur. Un virage décourageant de malveillance. Un hostile dans l'âme, si les tournants ont des âmes. »
 
 
André parlait.
 
De son pays.
 
« Le mas Saint-André où je suis né en 1912, près de Saint-Gilles-du-Gard…. Saint-André, ça formait un « U ». Avec, d'un côté, le logement du baile et l'écurie des chevaux de voitures et, en face, les bâtiments d'habitation des ouvriers qui servaient aussi d'abri aux journaliers. Ils mangeaient là. Le journalier n'était pas nourri, lui. Il arrivait le matin de Saint-Gilles ou de Franquevaux avec sa biaça et rentrait le soir chez lui. Passée la grande voûte, on débouchait dans la deuxième cour. Là, se trouvaient l'atelier du charron, la « magnanerie », la distillerie avec l'alambic, les caves avec d'énormes foudres, les écuries des chevaux et des mules - il y avait une quinzaine de mules -, l'écurie des bœufs, la bergerie immense et une grande remise où on entreposait les sulfates et les engrais. Le mas employait environ une trentaine de personnes. Une quinzaine de journaliers et à peu près autant d'ouvriers agricoles travaillant au mois. Mais cette main-d'œuvre grossissait au moment des vendanges. Beaucoup de raiòus, de Cévenols, descendaient des Cévennes, bourrés de quinine pour échapper à la malaria, mais certains mas embauchaient de préférence des Marseillais. Mon grand-père était le régisseur de Saint-André. Il ne venait pas de Bellegarde - on prétendait, en effet, qu'un bon baile devait venir de Bellegarde -, mais c'était un bon régisseur. »
 
 
André parlait.
 
Des travaux des champs.
 
« Ils étaient forts comme des Turcs et ils portaient sur la tête. Ils mettaient une petite couronne en paille sur leur crâne et la comporte dessus, comme les « banaliés », les porteurs d'eau. C'était leur façon de porter, leur mode. Alors que les montagnards, eux, ils posaient indifféremment la comporte sur la nuque, sur les épaules ou sur la tête. Mais les Marseillais, il faut leur rendre cette justice : pour le travail, ils sont fortiches. Quand ils veulent bien. D'ailleurs, plus tard, au moment du riz, des empileurs venaient exprès de Marseille. Ils transportaient des sacs de riz de soixante-dix ou soixante-quinze kilos, sur la tête toujours, et te les empilaient en escaliers avec une rapidité et une adresse incroyables. 
 
De l'art. Tu aurais dit les Pyramides. »
 
 
 André parlait.
 
De la dureté de la vie.
 
« Au temps de la stagnation des travaux, temps où le bas peuple d'Arles meurt de faim et de froid, on voit des troupes d'hommes, de femmes et d'enfants se répandre dans les propriétés, couper les haies, rompre ou tailler les grands arbres, faire de ces débris de lourds fardeaux de bois, les emporter à la ville, et les vendre ou les employer à leur usage. L'été, la troupe vagabonde pille les fruits, enlève dans les champs, par force ou par adresse, tout ce qu'elle rencontre de bon et d'utile. Elle va tenter sur les bords pestiférés des étangs et, au risque de tous les maux qui naissent d'un tel genre de vie, elle ramasse les sels naturels que la chaleur a formés. Des contrebandiers ne se contentent pas d'acheter ces sels à vil prix, ils vont pendant la nuit distraire les chevaux des haras, les chargent quelques fois d'un produit volé en camelle et les conduisent jusqu'aux rives du petit Rhône. Là, sur des barques légères, ils traversent le fleuve, et font pénétrer leur rapine dans l'intérieur par le Languedoc. »
 
 
Des plaisirs.
 
Rares, simples.
 
« La grande joie des rafis, c'était d'aller à Saint-Gilles à chaque fin de mois, et le salaire maigre en poche. Ils mangeaient au restaurant. Ils entraient au bordel. Il y en avait trois : il n'y en a plus. »
 
A suivre...
 
Patrice Quiot