Jeudi 28 Mars 2024
PATRICE
Mercredi, 11 Janvier 2023
ag11ph
 
Il y a cent ans et dix-huit jours, naissait… Ava (1)…
 
« Les fantômes existent. Celui d'Ava Gardner continue de hanter l'Espagne.
 
Parfois, la nuit, on peut l'apercevoir sur le paseo de la Castellana. Seule, elle marche, pieds nus, sur la chaussée, indifférente aux voitures qui la klaxonnent. Sa robe est blanche. Sa cape, rouge comme une muleta. Ses cheveux noirs, défaits, lui font une mantille. Elle semble chercher un repère. Ou peut-être un souvenir oublié. Soudain, ses yeux verts s'irisent de paillettes dorées.
 
Elle revoit Luis Miguel Dominguín. 
 
C'était un dieu. À la fois Don Juan et Hamlet. Elle l'a aimé. Ava a aimé tant d'hommes ! Ou bien peut-être aucun. A-t-elle trop joué avec l'amour ? Son front est brûlant.
 
Ava croit entendre résonner des trompettes. Un paso-doble retentit à ses tempes. La foule est debout sur les gradins. En plein soleil, dans la lumière. Ava a ôté sa cape. Elle se cambre pour mieux affronter le toro bravo.
 
Olé ! La Condesa torée les taxis avec morgue, panache, comme Luis Miguel défiait la mort. Il ne faut pas la faire attendre. Ou bien elle se vengera. L'Espagne sait vous rendre « fier comme pou sur la gale ». Et humble aussi. Parce que le sang sèche vite sur le sable. Que reste-t-il d'Ava Gardner à Madrid ? De ses amours, de ses folies, de ses débauches ? 
 
Souple, féline, elle esquisse une véronique devant le palace où jadis elle a vécu. Le chauffeur lui fait un geste obscène. Ava éclate de rire. Comme au temps où elle donnait des fêtes dans la suite qu'elle occupait au Hilton. Quel tapage, que de fracas ! Des clients se plaignaient. Ava haussait les épaules. La direction de l'hôtel n'osait rien faire. Peut-on chasser un mythe ?
 
Un jour, un esprit chagrin a frappé à sa porte. Pour protester. Elle lui a décoché son sourire le plus ravageur : « Honey, au lieu de rouspéter, viens plutôt te joindre à nous ! » Qui participait à la bringue ? Les Quintanillas sans doute, les Grant, Edgar Romrée, Sofia et Vic, des chanteurs, des danseurs, des acteurs, deux ou trois officiers américains et des agents de l'OSS ou du Mi 6. 
 
À l'époque, l'Espagne était devenue leur bastion. Les uns avaient dîné au Jockey, les autres chez Doña María ou bien chez Valentín. À moins que ce ne soit au Wamba sur la place de l'Oriente. 
 
Puis ils avaient bu des verres au Chicote sur la Gran Vía. Après, ils s'étaient retrouvés dans les tablaos à la mode, chez Duende, au Corral ou à la Villa Rosa sur la place Santa Ana. Pour retrouver Ava dans Madrid, il suffit de se laisser emporter par un courant. Peu importe si les lieux ne sont plus les mêmes. La rage de vivre, la folle prétention de s'amuser, une sorte de délire n'ont guère changé. La nuit à Madrid ne se termine jamais. Il faut du talent pour traverser les heures sombres. Ava en a toujours eu. En Espagne, elle atteint au génie. 
 
Parce que la nuit madrilène fond sous la lune, se noie dans les flamencos. L'alcool n'est qu'un médium. Ou un raccourci. Hier comme aujourd'hui. Et sans doute demain. Après la mort du général Franco, on a beaucoup parlé de la Movida. Mais au bon temps du franquisme austère, la sociedad alegre, cette bohème itinérante, qu'on appelait aussi la farandula, formait déjà une sorte de secte. 
 
Elle avait ses rites, ses temples, ses chapelles secrètes. Ava Gardner, qui s'était installée en 1953en Espagne, est très vite devenue l'icône des noctambules. À la fois déesse et luronne. À l'aube, les yeux ivres, elle rejetait sa tignasse brune en arrière, levait le menton et s'écriait : « Todos a casa ! » 
 
Son premier domicile fut le Hilton. Plus tard, elle a acheté une maison, non loin de la base américaine de Torrejón, dans le quartier de la Moraleja. La propriété portait un nom prédestiné : la Bruja. Lorsque la princesse Capricorne, comme l'avait surnommée quelques-uns de ses amis, parce qu'elle était née au mois de décembre, a vendu la Bruja, trop excentrée, elle a emménagé dans un appartement au 11 de l'avenue du Docteur Arce. 
 
Situé près de la place de la république Argentine, l'immeuble, disait-on, avait appartenu à un calife du Maroc. Ava occupait le troisième et dernier étage. Avec une immense terrasse en duplex. Juste au-dessous de chez elle vivait le général Juan Peron. Au début, il était tout sucre, l'invitant sans cesse à déguster les empanadas de sa femme Isabelita. Mais leurs relations n'ont pas tardé à se gâter. Le général fulminait contre les bambocheurs qui faisaient toutes les nuits cortège à l'actrice. Il avait même fait venir la guardia civil, mais quand les policiers ont reconnu des « grandesses » parmi les invités, ils ont battu en retraite. Dieu que le général était drôle lorsqu'il se fâchait ! Ou bien quand il s'avançait sur le balcon et faisait mine de saluer une foule en délire. Compañeros ! Quel guignol ! 
 
Avec Reenie, sa femme de chambre, Ava se moquait ouvertement du dictateur destitué. Elle se permettait aussi de railler le Caudillo. Ava a toujours eu la langue bien pendue, mordante. Dans le jardin de l'immeuble, rue du Docteur Arce, le gardien ramasse placidement des feuilles mortes. La maison est paisible. Bourgeoise. Rien ne rappelle l'époque où Ava faisait les 400 coups. 
 
Il est rare que quelqu'un vienne demander si la comtesse aux pieds nus a bien vécu dans l'édifice. De toute façon, le portero ne peut rien raconter. Il ne l'a pas connue. 
 
Elle aurait quitté l'appartement en 1965, lassee des récriminations du général, pour devenir nomade. Ava Gardner a vécu tantôt chez des amis dans la colonia El Viso, tantôt à l'hôtel ou dans un chalet loué pour quelques mois. Lentement, inéluctablement, elle décline. 
 
Comme les héroïnes auxquelles elle a prêté son visage. » 
 
A suivre...
 
Patrice Quiot