Mardi 16 Avril 2024
PATRICE
Vendredi, 27 Janvier 2023
jl26pk
 
La tauromachie de Jean Lacouture (1)…
 
« Parce qu'on a été, adolescent, conduit par son père sur les gradins des arènes bordelaises et qu'on y a vu des hommes dorés sur tranches nommés Marcial Lalanda et Domingo Ortega risquer leur vie face à de grandes bêtes noires envoyées là par un éleveur sévillan du nom de Murube, on reste marqué pour la vie par ce rituel sauvage, par ce quelque chose de sacré, d'exotique et d'absurde qui, plus encore que Vingt mille lieues sous les mers, les Trois Mousquetaires et le Mouron rouge, garde un invincible parfum d'enfance, de fête et d'aventure.
 
Il faudra plus tard entendre Don Giovanni, Siegfried et L'après-midi d'un faune, découvrir Angkor au creux de sa forêt, lire Nerval ou Gracq et voir les plus beaux Redon pour retrouver cette impression miraculeuse de décollage vers l'improbable.
 
La tauromachie est une plongée dans la mémoire. 
 
C’est aussi un rituel très précis, une stratégie minutieuse fondée à la fois sur un certain art de l'espace et une certaine maîtrise du temps. 
 
C'est enfin un drame à trois personnages : le taureau, le torero et le public.
 
On ne prétend pas ici donner quelques leçons à l'un ou l'autre mais s'adresser tout de même au public, créateur de climat, émetteur d'onde, censeur ou pollueur, vrai minotaure dont dépend si fort le comportement du torero qu'on dit volontiers de celui-ci qu'il « torée le conclave ». 
 
Le public peut être touché, instruit, prévenu contre le faux et séduit par la vérité. Ne serait-ce qu'en apprenant un certain vocabulaire. Car la tauromachie est un langage de signes presqu'autant que de gestes, et prétendre juger une corrida sans en connaître le lexique est aussi vain que d'étudier les mœurs des paysans de Cerdagne sans parler le catalan. 
 
De quoi s'agit-il, en tauromachie ? 
 
Que prétend faire le torero et qu'attend le public de son duel, en tous les sens inégal, avec le taureau ?
 
Il s'agit de prouver que la technique, l'art, et incidemment le courage de l'homme, favorisé par les règles qu'il a lui-même édictées, l'emportent sur la puissance, la fureur et la bravoure de la bête. 
 
La tauromachie est un discours de gestes par lesquels un homme tend à convaincre, envoûter et soumettre un adversaire plus fort que lui comme Marc Antoine haranguant le peuple de Rome, Saint-Just s'adressant à la Convention. 
 
Comme l'orateur subjugue un auditoire, le torero doit, par son art et sa technique, soumettre le taureau à sa loi. Ses armes à lui ne sont pas des mots, mais une certaine gesticulation dont l'objectif peut se résumer à ceci : modifier ce par quoi s'exprime le taureau, c'est-à-dire sa charge, cette façon qu'il a de jeter en avant deux cornes aiguës portées par une puissante machinerie de muscles, modification qui vise à la fois son rythme et sa trajectoire. 
 
Cette double opération est l'essence même de la tauromachie. C'est cette refonte, cette recomposition de ce qui fait le comportement et le combat du taureau qui constituent la lidia, combat-séduction en quoi se résume l'acte tauromachique.
 
C'est ainsi que l'homme s'empare de la bête, la modèle comme le sculpteur fait de la glaise, et la réduit à sa merci. Si, à l'issue du combat, le taureau a conservé l'initiative de la charge, sa trajectoire et son rythme initial, si c'est lui qui donne le ton, il peut bien être tué d'un habile coup d'épée, il n'a pas été toréé. Il l'a été si le torero a su redessiner la trajectoire de sa course selon sa volonté, et a modifié le rythme de l'élan selon sa décision. 
 
Voilà les deux opérations essentielles - entre beaucoup d'autres - de la tauromachie. 
 
La première s’appelle charger la suerte (formule bizarre qui mêle un vocable espagnol à un mot français : mais il n'est pas facile de traduire cargar la suerte, sinon très librement par aggraver les risques). 
 
La seconde se résume dans le mot templar (accorder)…
 
Le torero qui prétendrait, d'entrée de jeu imposer la suavité de son geste, sa lenteur hiératique à la fureur du taureau sauvage, serait un naïf et ne survivrait guère. 
 
(A suivre…)
 
Patrice Quiot